Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe
26 juin 74
Cher Rayo, chers camarades,
Je viens de recevoir la lettre de Rayo du 11 juin, et votre envoi du même jour contenant vos publications des 26 et 29 mai [Aviso ao proletariado potuguês sobre a possibilidade da revolução social, et Da greve parcial à greve total. Da ocupação parcial à ocupação total]. J’espère que vous aviez reçu ma lettre exprès du 12 juin, contenant une adresse où il faut m’écrire directement en ce moment (je la répète au revers de cette enveloppe). À Paris, mon courrier a subi quelques retards et de suspectes disparitions. Ici, c’est plus rapide et plus sûr. Déjà, les Renseignements généraux sont venus rôder à proximité, aussi monstrueusement visibles, dans cette solitude, que l’impuissance de Ratgeb devant tout moment de la vie réelle ; mais on est en sympathie avec les rares travailleurs de la poste la plus voisine.
L’affiche du 26 mai est magnifique. On comprend pourquoi Spínola a déclaré qu’il ne fallait plus perdre un instant pour combattre cette subversion qui pqrle plus haut que «son importance dans le pays» ! Mais ce qu’elle dit fait justement son importance dans le pays, parce que ce qu’elle dit, c’est la vérité que tous les autres vivent sans savoir ou sans vouloir la dire. On nous apprend donc que «l’abolition de la censure» signifie principalement et d’abord : interdiction d’inciter à la grève. La grève est aujourd’hui la vérité minimum du Portugal. Il faut dénoncer avec précision tous ceux qui la combattent, et découvrir la totalité de ses buts : À bas l’économie politique !
Le Monde ci-joint, du 22 juin, énonce, pour la première fois à ma connaissance dans la presse bourgeoise «objective», cette tranquille évidence que l’échec de la grève des postiers «apparaît comme une victoire des partis de gauche… et de l’intersyndicale portugaise, proche du parti communiste». Cette grève risquait d’être, si l’on envoyait les soldats dans les postes, l’épreuve de force décisive. Les staliniens ont réussi cette fois à l’éviter à quelques heures près. Je suis d’accord avec les analyses de la lettre de Rayo, avec peut-être (je parle de loin) cette nuance qu’elle me paraît sous-estimer le poids des organisations bureaucratiques, même si leurs moyens sont réduits à la possibilité d’énoncer des déclarations démobilisatrices. De telles «manœuvres de division», comme le disent les postiers, ont suffi dans ce cas.
En général, je vois ainsi la division du travail répressif dans l’avenir proche (après, ce serait éventuellement plus violent) : les staliniens donneront la caution morale à la lutte contre la révolution, et un petit nombre de policiers, par exemple militaires, pourront suffire, à ce stade, pour être le «bras séculier» de la chasse aux extrémistes, aux «hérétiques» de cette étrange théologie du Mystère de la Démocratie en forme trinitaire de Spínola-le-Père, Cunhal-le-Fils et le Saint-Esprit du Marché commun. D’autre part, les «partis de gauche» au gouvernement préféreront mettre en lumière leurs divergences avec la junte sur la question des négociations coloniales (au besoin, quitter le gouvernement là-dessus), plutôt que sur les luttes économico-sociales, où ils n’ont au fond aucune divergence réelle ; et où même toute légère divergence apparente est plus dangereuse à manier que de la nitroglycérine. Mais «les faits ont la tête dure», et l’actuel pouvoir portugais entre, bien jeune, dans un spectacle bien vieux.
Il me semble que toute prise de position révolutionnaire, sur la totalité sociale ou sur chaque point particulier, devrait en ce moment utiliser cette sorte de «forme fixe», en trois points :
1) Il y a déjà deux mois que le salazarisme s’est suicidé par impuissance (ce n’est malheureusement pas nous qui l’avons tué, et ceci reste encore la tare originelle de notre mouvement). Voyez tout ce que nous espérions et voulions alors ; et nous avions raison. Voyez le peu obtenu. Voyez comme il est à tout instant remis en cause et reperdu (censure, gouvernement stalino-spinoliste «qui veut maintenir, horreur !, le salariat», etc., dénonciation de tout ce qui emporte les promesses et les illusions du 1er mai).
2) Comment se défendre contre ce processus, c’est-à-dire contre les partis et syndicats autant que contre les évêques et les généraux. L’auto-organisation de la classe.
3) Montrer où mènent inévitablement ces mesures de défense, si elles réussissent. (Les bourgeois et bureaucrates en ont déjà vu assez pour être contre le mouvement ; les ouvriers doivent en voir plus pour être complètement pour.)
À présent, je suppose que vous êtes en contact avec des travailleurs révolutionnaires.
Si les travailleurs ne réussissent pas en ce moment à constituer leurs propres liaisons (pas seulement dans des manifestations de rues ou des grèves, mais dans des assemblées d’usines et de quartier) le mouvement sera vaincu.
Le temps est compté. La situation actuelle ne peut pas durer, ni pour les révolutionnaires, ni pour Spínola [Qui démissionera à la fin du mois de septembre]. Si la répression s’accentue sans que les travailleurs soient allés plus loin, le temps va commencer à travailler contre nous, et peut-être travaillera-t-il très vite.
Si la lutte autonome des travailleurs ne va pas plus loin à bref délai, il y aura sans doute une répression limitée, contre les extrémistes (notamment contre vous). Toutes les forces mondiales de défense de la société de classes sont vivement intéressées au succès de «l’expérience Spínola», pas seulement pour ce qu’elle sauve le capitalisme au Portugal, mais autant que possible pour qu’elle le sauve par cette voie de la participation gouvernementale stalinienne, en tant que forme moderne de la contre-révolution dans une Europe qui s’effondre. Cette forme est aussi le vieux projet italien d’accord stalinisme-démocratie chrétienne ; le projet de Carrillo pour l’Espagne (réaffirmé avec beaucoup d’assurance dimanche dernier au meeting de Genève) ; et c’est le projet que la coalition mitterrandiste de France a manqué à très peu près de réaliser aux dernières élections présidentielles.
Si le prolétariat portugais réussit dans l’immédiat à être plus ouvertement menaçant — mieux armé — on ira vers une guerre civile, où les staliniens seront, au moins au début, avec Spínola — qui les liquidera ensuite. Dans le cas envisagé précédemment, vous devez donc être prêts à la clandestinité, ou à quitter le pays. Dans le cas d’une guerre civile, cela peut ressembler à l’Espagne, mais aussi au Chili (la guerre civile que l’on n’a pas voulu faire ; c’est-à-dire sanglante pour un seul camp). Heureusement, votre Kornilov doit créer moins d’illusions qu’Allende.
Si R[ibeiro de] M[ello] a enfin épuisé son édition du Spectacle, j’espère qu’il va avoir la finesse de republier ce livre sans tarder.
Si vous pouvez mettre la main sur des documents filmés actuellement (par les procédés [Sous la forme de la «reprise»] de notre «Commission des fournitures» en Mai 68, ou bien en étant en contact avec des cameramen ou élèves d’une école de cinéma), ce serait très récieux pour un futur exposé cinématographique de ce moment.
Par ailleurs, et si vous avez le temps, on pourrait envisager de publier un livre aussi à Paris (récit et documents), car l’aspect le plus radical de la situation est et restera évidemment caché à l’étranger, surtout par la gauche. Puisque tu devais justement, cher Rayo, écrire un livre, ce pourrait être là un beau sujet.
J’attends de vous des nouvelles plus récentes sur tout ce qui arrive. Vive le Conselho para o desenvolvimento da revolução social ! Voilà le slogan pour la période présente, et le drapeau de «notre parti».
Amitiés à vous tous.
Glaucos
P.-S- : Dis de ma part à «Céleste» [Leonor, la «Celeste» de Lisbonne] que je n’oublie pas sa voix.
Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe
16 juillet 74
Cher Rayo,
Je n’ai plus eu de vos nouvelles depuis la lettre de Blondeau [Afonso Monteiro] du 26 juin. Mais on m’écrit de Florence qu’une lettre de toi, datée du 5 juillet, y est parvenue via Rome. Si tu penses quitter ce pays vers le début d’août, tu pourrais passer me voir à ce moment. J’aimerais bien discuter avec toi de la situation lusitanienne.
Je pense comme Blondeau à propos de l’alternative centrale qu’il énonce : je vous écrivais la même chose le même jour (j’espère que vous avez reçu cette mienne lettre du 26 juin). Mais j’aimerais connaître plus précisément vos analyses et pronostics sur le développement.
J’aimerais aussi recevoir plus de documents (et encore quelques exemplaires de vos deux premiers textes).
Maintenant, Spínola veut faire rentrer les choses dans l’ordre sans perdre plus de temps. En renvoyant le gouvernement, on blâme spectaculairement les valets socialo-communistes pour n’avoir pas assez bien fait leur travail de défense du vieux monde. Et pourtant la vérité est qu’ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient. Une autre fraction de la bourgeoisie, et des officiers (Vasco Gonçalvès) mesure mieux le danger, et constate qu’il n’y a pas de meilleurs défenseurs que ces faibles bureaucrates. En tout cas, c’est la fin de «la belle révolution», comme disait Marx à propos de la période février-mai 1848, la fin du moment où toutes les classes pouvaient croire, ou feindre de croire, qu’elles étaient d’accord, et contentes, simplement sur la joyeuse liquidation du salazarisme. Chaque programme de désarmement des masses va affronter les programmes rivaux pour le même but ; et surtout, le programme offensif des masses elles-mêmes.
Écrivez-moi. Amitiés à vous tous, et à «l’uomo di Pisa» [Eduardo Rothe].
Glaucos
(…) Je joins à cette lettre une affiche, devenue très populaire, faite par nos amis au Portugal. Peut-être y aura-t-il bientôt l’occasion d’éditer un livre sur cette crise, dont l’originalité et la gravité sont naturellement presque entièrement cachées par les mass media et les militants de la gauche concernée ? L’édition portugaise du Spectacle a été épuisée en quelques jours après la chute du salazarisme. (…)
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 18 juillet 1974.
Lettre de Guy Debord à Eduardo Rothe
5 août 74
Cher Rayo,
Je reçois de Florence l’adresse où je t’écris maintenant — mais sans aucun commentaiire, et je savais auparavant que «l’uomo di Pisa» avait signalé de ne plus écrire chez Céleste.
Je m’inquiète de n’avoir plus de nouvelles de vous depuis longtemps. Les dernières communications qui me sont parvenues sont :
1) Ta lettre du 11 juin ;
2) La lettre de Blondeau du 26 juin ;
3) Une enveloppe contenant divers documents, expédiée le 15 juillet, mais sans lettre.
As-tu reçu ma lettre du 16 juillet ?
Je te proposais dans cette lettre, si tu passais par la France (et je dirai maintenant : avant le 20 août) de venir me voir à l’adresse que vous avez.
Réponds-moi par télégramme si tu viens ; et sinon essaie de m’envoyer des nouvelles aussi complètes que possible.
Amitiés,
Glaucos
P.-S. : Emploie mon nom, je suis connu dans le pays !
(…) Les Portugais continuent de m’envoyer des textes, qui ont l’air beaux, mais de plus en plus difficiles à traduire. C’est donc impossible de publier toute la série, et de plus ils pensent les réunir bientôt dans un livre. Eduardo estime que le choc devrait survenir à bref délai, l’accord des «capitaines» et des staliniens étant maintenant la force dominante officielle, et ne pouvant tolérer beaucoup plus la contestation qui se développe en «un millier de mai et une dizaine de Lip» — cette image chiffrée me donnant aussi à penser que les multiples foyers de révolution ne sont pas encore arrivés à s’unifier, tandis que nos ennemis savent le faire avec beaucoup d’audace et d’activité ! (…)
Lettre de Guy Debord à Jacques Le Glou, 9 août 1974.
(…) Je n’ai pas de récente nouvelle d’Eduardo — ou peut-être une lettre peu après ton départ ? Je reste découragé de répondre, d’abord par l’incroyable confusion des changements, ou plutôt des multiplications d’adresses auxquelles je pourrais peut-être écrire (à moins que la dernière ne soit seulement l’adresse où je pourrais écrire à Leonor, si j’avais quelque chose d’autre à lui dire — ce qui n’est pas le cas ?) ; ensuite par le caractère lyrique, et en tout cas très peu concret, des informations que les Portugais m’ont transmises sur ce qui se fait, et sur ce qui pourrait se faire.
En fin de compte, les journaux ont suffi pour m’apprendre que les staliniens ont grandement renforcé leur pouvoir à la fin de septembre. Si, au premier jour, en apprenant la totalité de l’événement survenu au 25 avril, il m’était facile de décrire ce qui se passerait forcément, ce à quoi tendraient probablement diverses forces, et enfin ce qui n’était pas impossible de plus grand — il est bien évident qu’après cinq mois d’un processus complexe, on est de plus en plus désarmé pour juger de loin ce qui est probable, lointain ou prochain ; à moins d’être en correspondance avec des gens qui vous feraient savoir à mesure ce qu’ils jugent les facteurs les plus importants, et comment le temps qui passe renforce ou contredit tels de leurs jugements précis. (…)
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 8 octobre 1974.
(…) Toujours aucune nouvelle de Lisbonne.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 10 décembre 1974.
Les situationnistes au Portugal (1975)
(…) La direction staliniste du Portugal actuel — qui s’est installée partout beaucoup plus vite qu’elle ne développait ses forces réelles, et qui craint maintenant les élections, ou même la diversité syndicale, et qui fait interdire par ses militaires les manifestations séparées où les socialistes auraient pu montrer leur force en regard des siennes — se voir en ce moment gravement menacée par des manifestations gauchistes (qui, à Porto, ont eu l’appui des soldats). Que font nos Portugais en cette circonstance ? Pitié, je le crains. Je n’ai plus aucune lettre d’eux ; ce qui fait maintenant trois mois de silence, au moins.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 31 janvier 1975.
Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro
24 février 75
Cher Ulysse,
J’ai été très content de recevoir ta lettre du 14 février ; d’abord pour son magnifique contenu, et aussi parce que nos communications (quoiqu’elles aient continué via Florence) étaient ici interrompues depuis assez longtemps. Sans doute quelques lettres se sont perdues pendant la longue grève des postiers français.
J’avais lu, sur cette manifestation [Le 7 février 1975, à l’appel du Comité interentreprises, plus de 20.000 travailleurs manifestent dans les rues de Lisbonne contre le chômage et la présence au Portugal des troupes de l’OTAN] d’une importance immense, le seul article ci-joint du Monde, où on sent l’embarras d’en dire tant, l’impossibilité de l’éviter, et l’espoir que personne n’en remarquera tout l’insolite et le terrible : j’imaginais en comparaison un journal anglais, en janvier 1793, qui aurait jusque-là caché la révolution française à ses lecteurs, et qui annoncerait un jour, en quelques lignes de la seconde page, que le roi a été guillotiné, comme le fait du monde le plus naturel ; et dans les jours suivants on ne reparle plus que de petites discussions constitutionnelles.
Il est clair que jamais le prolétariat moderne n’est allé aussi loin jusqu’ici, même pas en Hongrie où tant de facteurs étrangers faussaient le jeu. On comprend donc aisément pourquoi staliniens, militaires et autres, courent aux élections [Fixées au 25 avril 1975] de la Constituante. Le stalinisme et son syndicalisme voient toute leur base se dérober sous eux. Le MFA [Le Mouvement des forces armées (issu du Mouvement des capitaines fondé en septembre 1973) sera institué organe supérieur de la révolution après l’échec du putsch militaire du 11 mars 1975 organisé par les partisans du général António de Spínola] tire à présent sa force principale d’être «institutionnalisé», et non plus d’être le commandement effectif des soldats et des marins. On veut donc faire apparaître d’urgence, par des élections, une légalité que l’on défendra (et ils doivent même souhaiter une bonne dose de députés classiquement réactionnaires, pour en jouer selon les opportunités). Voilà en tout cas une Constituante que Cunhal ne dissoudra pas ! Le principal modèle stratégique de tous ces gens-là, c’est la situation française de 1848. Soyez bien sûrs qu’ils veulent, et qu’ils préparent, des journées de juin [Journées d’insurrection, du 23 au 26 juin 1848, réprimées dans le sang (plus de 4000 morts)]. Le stalinisme mondial, comme la bourgeoisie de tous les pays, doivent réprimer par tous les moyens des ouvriers qui en sont arrivés là. Personne ne peut croire que des élections, quelles qu’elles soient, seraient par elles-mêmes capables de tromper, ni même de faire patienter un mois, des ouvriers qui, dans une telle situation, ont ainsi formé une organisation autonome interentreprises (cela même que nous avions en l’esprit de leur préconiser depuis mai 1974). Faites donc entrer désormais dans vos calculs toutes les formes d’affrontement, sans exception.
Ce que j’aimerais comprendre mieux, c’est votre propre position comme force pratique. Quel est en ce moment le degré de votre «influence», je ne dis pas sur le plan théorique, mais sur le plan des contacts directs ? Que faites-vous principalement, et que pouvez-vous faire ? En quoi peut-on vous aider ?
Peut-on considérer qu’à présent le prolétariat dit tout lui-même, et s’est mis en état d’imposer par la force tout ce qu’il dit ? Quelles idées dominent le Comité interentreprises ? (Par exemple, quelle est sa position sur les élections, à quel point sentent-ils que les staliniens voudront les abattre par les armes ?)
Qui sont ceux qui y ont été délégués par les commissions ? (Y a-t-il un certain rôle des groupes gauchistes ? Et lesquels ?) Comment pouvez-vous vous adresser à ces assemblées, à ce comité, etc. ? Par exemple, je suppose qu’il faut tout de suite, par des affiches, montrer le sens profond de cette organisation autonome, la logique même de son action, et mettre en garde contre tout ce qui va la combattre.
En tout cas, le point atteint déjà doit contenir un enseignement qui n’a pu être observé nulle part dans le monde depuis qu’on y développe la nouvelle théorie de la révolution. Instruisez-vous donc au maximum (Rayo a-t-il poursuivi son livre, et est-ce bientôt fini ?) Et si on peut, en plus, obtenir cette fois une victoire ce sera encore plus original dans le champ de nos connaissances et de nos expériences.
Amitiés à tous,
Glaucos
P.-S. : Cher Ulysse, j’avais si soigneusement rangé l’adresse de Pénélope [Antónia Monteiro] (que tu me dis maintenant d’utiliser) que je ne peux la retrouver. Veux-tu me l’envoyer encore une fois ?
Les ouvriers au Portugal se parlent à tout instant ; et ils disent :
La révolution n’est pas la tempête, c’est un fleuve majestueux et fertile. On ne rêve que lorsque l’on dort. La fraternité n’est pas un mythe. Dans le malheur, les amis augmentent. Vous qui entrez, laissez tout désespoir. C’est ici que demeure la sagesse des nations. L’homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses.
Il faut compter désormais avec la raison, qui n’opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure. Le mal s’insurge contre le bien ; il ne peut pas faire moins. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.
Nous naissons justes. Chacun tend à soi. C’est envers l’ordre. Il faut tendre au général. La pente vers soi est la fin de tout désordre, en guerre, en économie.
Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions être connus de la Terre, même des gens qui viendront quand nous n’y serons plus. Le désespoir est la plus petite de nos erreurs. Lorsqu’une pensée s’offre à nous comme une vérité qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons que c’est une découverte.
Il faut tout attendre, rien craindre du temps, des hommes. Les révolutions des empires, les faces des temps, la fin des nations, cela vient d’une classe qui rampe, ne se réveille qu’un jour, détruit le spectacle de l’univers dans tous les âges.
Il y a plus de vérités que d’erreurs, plus de bonnes qualités que de mauvaises, plus de plaisirs que de peines. Rien n’est fait. L’on vient trop tôt depuis plus d’un siècle qu’il y a des prolétaires, et qui veulent abolir les classes. Sur ce qui concerne l’émancipation sociale, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l’avantage d’agir après les anciens révolutionnaires, et les habiles d’entre les modernes. Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, de compassion, de raison.
Et c’est parce qu’ils disent cela que les ouvriers portugais sont un scandale et une abomination pour toutes les classes propriétaires du monde, qui doivent donc les abattre au plus tôt par tous les moyens. Le capital et la bureaucratie ont juré leur perte, et tous leurs agents y travaillent de concert, Cunhal et Kissinger, Franco et Brejnev, Giscard et Mao ; car le ridicule et la misérable futilité de la pratique réelle et des justifications spectaculaires des pouvoirs exploiteurs qu’ils représentent se dévoilent instantanément en face du sérieux et de la grandeur du projet dont les travailleurs portugais donnent l’exemple. Mais ceux-ci, parce qu’ils jouissent en ce moment de tant de liberté (le bourgeois fuit, le syndicaliste se cache, les soldats commandent aux officiers) croient qu’il n’y a presque plus d’État.
Le prolétariat portugais dit encore que, tant que ses amis ne mourront pas, il ne parlera pas de la mort. Il ignore que le temps n’attend pas, que la bonté ne suffit pas, que la chance est changeante, et que la méchanceté ne rencontre jamais de générosité assez grande pour la satisfaire.
Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro
[Mars 1975]
Cher Ulysse,
Après avoir rencontré successivement Pénélope et le capitaine Rayo, qui m’ont transmis une multitude d’informations inédites, et tout bien considéré sur cette base, le résumé le plus concis de ma propre opinion peut se résumer ainsi :
1. Le Portugal connaît actuellement une révolution prolétarienne ; et elle sera presque certainement vaincue.
a) Les staliniens, qui depuis avril auraient préféré garder Spínola [Le général Spínola s’exile après l’échec du putsch militaire], n’ont pas pu assez enrayer le mouvement des masses pour que Spínola puisse encore leur faire confiance (Spínola veut dire : les forces capitalistes qui voulaient céder le minimum de leur possession de la société, donc établir une modernisation de type gaulliste ; et maintenant ces forces devront céder beaucoup aux capitaines et aux staliniens puisqu’ils doivent par eux-mêmes faire rentrer dans l’ordre les travailleurs). Le prix de ce retour à l’ordre capitaliste international peut être un pouvoir socio-politique de type péruvien, voire même cubain. À défaut de ceci, le prix à payer, peut-être plus élevé du point de vue des intérêts supérieurs de cet ordre, est une intervention étrangère (mais la situation intérieure actuelle de l’Espagne [Juan Carlos, chef de l’État par intérim (agonie de Franco), est confronté à une série d’attentats] paraît lui interdire en tout cas de lancer son armée dans une entreprise si risquée).
b) La répression essaiera sans doute d’habituer les travailleurs à ses exigences en commençant par s’exercer sur des groupes gauchistes particuliers.
c) C’est maintenant que le pouvoir actuel doit commencer cette répression, s’il le peut. L’existence de la Constituante pourra lui servir à renforcer cette répression.
d) Du fait capital qui sera constitué par l’ampleur que devra prendre cette répression (ce qui dépend de la résistance dont les travailleurs seront capables), sortira très exactement la nature du prochain pouvoir oppressif au portugal. Ou, incessamment, la victoire éventuelle des travailleurs.
2. Votre action publique dans le mouvement est restée au-dessous de ce qui pouvait être fait, parce que vous avez pris des positions excellentes, mais trop rarement.
a) Ce que vous avez publié au début a été certainement très utile ; si vous aviez poursuivi régulièrement ce travail à chaque étape, en exposant chaque nouveau développement pratique, vous auriez eu vite de bien plus grands moyens de vous faire entendre, et au long de la série précipitée des événements qui vous confirmaient chaque fois, vous auriez trouvé peu de contradiction théorique.
b) Je crois que vous avez trop pris plaisir à arrêter les tanks et à enfoncer des portes de prison. il fallait le faire, mais pas en une si longue exclusivité car bien d’autres l’auraient fait de toute façon ; tandis que personne n’a dit ce que vous auriez pu dire dans les moments où vous vous taisiez.
c) Je regrette un peu que vous ne m’ayez pas appelé en septembre. Il me semble qu’à ce moment — quelques jours avant le 28 [Le 28 septembre 1974, les masses populaires provoquent l’effondrement de la droite (Spínola démissionne)] — vous n’avez pas tenu assez compte de la première manifestation autonome des ouvriers, dont je vois seulement maintenant le tract, réservé dans la forme, mais qui contenait des allusions radicales bien claires.
d) Selon moi, c’est de cela, et c’est là, qu’il fallait parler. Que des intellectuels imbéciles lisent à la radio des passages de La Société du spectacle, voilà justement ce qui n’est pas l’emploi de la théorie révolutionnaire dans un moment révolutionnaire.
e) Dans le stade qui est atteint en ce moment, je suppose qu’il est bien tard pour que des groupes avancés aux moyens très limités puissent avoir une grande utilité : car tout va se jouer sur une scène beaucoup plus vaste, et les trois coups sont frappés.
3. La situation révolutionnaire du Portugal est presque totalement inconnue à ce jour dans tous les milieux — mêmes extrémistes — de tous les pays : quoi qu’il puisse arriver à présent, il va être important de publier à l’extérieur le maximum de vérité.
a) Le manuscrit du livre que Rayo a apporté est si éloquent pour décrire la révolution moderne en général que les deux tiers pourront aussi bien être appliqués à une révolution qui surviendra un jour en Angleterre ; en revanche le défaut est que le Portugal n’y paraît pas assez, parce que vous l’aviez sous les yeux tandis qu’ailleurs, je le répète, tout ceci reste ignoré (Rayo me signale que, contrairement à ce que je croyais, un nombre infime d’étrangers sont venus au Portugal, autrement qu’en touristes pour de brèves vacances, et ceux-là naturellement n’ont rien vu ni rien compris de profond).
b) J’ai donc proposé à Rayo, qui était d’accord, d’ajouter un chapitre entièrement composé d’anecdotes significatives : considérant que, pour chaque situation révolutionnaire jusqu’ici, on ne peut jamais en lire qu’éparses, dans une ou deux dizaines des livres les meilleurs, qui ont été conservées à chacune, et à raison de deux ou trois seulement par livre, le plus souvent. Ce procédé aura donc le mérite de la nouveauté.
c) Envoie-moi vite tous les articles ou documents que tu juges utile d’ajouter dans ce livre.
Affectueusement à tous,
Glaucos
Au Portugal
— Quand atteint-on le point culminant de l’offensive (qui a été très clairement prononcée contre le vieux monde) ?
C’est quand ce qu’on a gagné commence à «nous coûter trop cher» — à nous affaiblir par les résistances que ce résultat provoque — si nos forces n’ont pas détruit totalement l’adversaire — si nous sommes affaiblis, non certes en valeur absolue, par rapport à avril 74, mais par rapport à la bataille d’aujourd’hui et de demain, la tâche qui est devant nous, si à ce jour nous n’avons pas trouvé toutes les forces qui seront nécessaires pour l’accomplir. À partir d’un tel moment, tout se renverse et l’on recule partout, sauf si l’on peut faire vite la paix. Mais il n’y a pas de paix possible entre l’ordre du monde et le mouvement prolétarien du Portugal.
(…) Si tu as maintenant le projet de voyager, je pense que tu pourrais rejoindre notre ami Rayo. Mais peut-être devrais-tu passer me voir à Paris avant ? (téléphone : 278 30 26). Au pays de Rayo, il y a aussi beaucoup d’aventures, et finalement plus périlleuses, mais qui ont heureusement plus de grandeur. Il faudrait que nous puissions communiquer avant cela, car il est important que je te mette en garde contre une ou deux personnes dangereuses (je te signale tout de suite qu’il me paraît qu’on ne peut pas faire confiance à celui de nos amis communs qui a vécu quelque temps en Angleterre [Davide de Ambrosi], à cause d’erreurs de jugement assorties d’imprudences très funestes).
Lettre de Guy Debord à Paolo Salvadori, 16 mars 1975.
Lettre de Guy Debord à Afonso et Antónia Monteiro
10 avril 75
Cher Ulysse, et chère «Portugaise ensablée»,
Je suis très touché par vos invitations à venir maintenant à Lisbonne.
Je comprends très bien, par tous les symptômes concordants, qu’une révolution prolétarienne se manifeste de plus en plus au Portugal (et vous n’ignorez pas que toutes les forces exploiteuses du monde entier vont tout faire pour l’arrêter).
Je n’ai jamais envisagé de passer un instant dans ce pays comme un touriste — à la Ratgeb ; ce qui veut dire que ma venue a toujours été suspendue à ce que je pourrais éventuellement y faire d’utile pour le mouvement. En ce sens, je regrette un peu que vous ne m’ayez pas dit de venir en octobre, car peut-être aurait-on pu formuler ensemble pendant l’hiver, et divulguer, un peu plus de ces analyses et perspectives dont le plus riche moment révolutionnaire n’est jamais trop riche ?
Maintenant, les choses ont sans doute atteint un tel développement que des groupes avancés aux moyens limités ne peuvent peut-être plus rien faire de très important ? Car tout va se jouer sur une scène beaucoup plus vaste, et déjà les trois coups sont frappés. Qu’en pensez-vous ?
Comme la situation portugaise réelle est presque totalement inconnue à ce jour dans tous les pays (même parmi les milieux extrémistes), nous avions pensé sortir au plus vite ici un livre, en développant un peu les textes apportés par Rayo (notamment en y ajoutant un ensemble d’anecdotes significatives).
Cependant, depuis hier, j’en suis arrivé à une rupture complète et définitive avec Rayo : non pour une opposition sur des thèses politiques — quoiqu’il reste volontiers fumeux sur ces questions —, mais à cause de ses maladroits truquages, vite démasqués par tout le monde, sur la plus futile des histoires personnelles, dont on n’arrive même pas à concevoir clairement le but (je note pourtant empiriquement que rien ne se passe simplement si on met la main sur les jolies Portugaises). bref, Rayo étant devenu ce qu’il est, je comprends très bien que L[eonor] ait préféré aller aux antipodes plutôt que de faire des excuses à cet individu !
J’attends de vos nouvelles. Je vous embrasse.
Glaucos
(…) Le livre sur le Portugal est heureusement fini. Et l’ampleur merveilleuse de l’échec électoral des staliniens [Qui n’obtiennent que 12,5% des voix aux élections du 25 avril] nous laissera peut-être le temps de le diffuser avant l’acte suivant.
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 26 avril 1975.
(…) J’espère recevoir bientôt La Guerre sociale ; et que le temps d’arrêt au Portugal laissera le livre atteindre les librairies (mais la radio n’apprend que les staliniens, vraiment enragés par la marche du monde, ont déjà osé s’emparer à force ouverte d’un journal socialiste [República] : et combien de temps les ouvriers laisseront-ils Soares capituler en leur nom ?). Vous semblez avoir très bien travaillé avec Roy [Claude Roy, écrivain et journaliste au Nouvel Observateur, par ailleurs beau-père de Jaime Semprun], ce fin critique. Cette parution sera donc le Jugement dernier de son influence et de son talent de journaliste. (…)
Lettre de Guy Debord à Anne Krief et Jaime Semprun, 20 mai 1975.
(…) La Guerre sociale au Portugal est magnifique, et sortie dans d’excellents délais [Achevé d’imprimer le 16 mai 1975]. Les nouvelles lâchetés de Soares lui laissent le temps de faire tout son effet. (…)
Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 29 mai 1975.
Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun
31 mai 75
Cher Jaime,
Le livre est magnifique. Je crois que c’est la première fois que l’on peut lire un tel livre avant la défaite d’une révolution. jusqu’ici, la conscience arrivait toujours trop tard, au moins dans l’édition ! Ce coup d’éclat fut permis aussi par la lenteur du processus portugais, produit de la grande faiblesse de toutes les fractions qui coexistent dans un déséquilibre de tous côtés ralenti (faiblesse certaine en regard de l’immensité de leurs tâches, car même la tâche répressive dont s’est chargé le stalinisme n’est pas une petite affaire).
L’importance d’une traduction espagnole est extrême. À Barcelone, ce serait évidemment beaucoup mieux. Mais Ruedo ibérico me paraît acceptable pour un pavé de cette envergure (ce sont ses autres livres qui souffriront du voisinage, non celui-ci), si une publication immédiate y était assurée. L’urgence doit primer toute autre considération. Dans la meilleure éventualité, l’édition de Barcelone restera longtemps incertaine, du fait de la censure.
Je ne pense pas que des gauchistes aient eu la moindre importance dans l’affaire du journal República (ou alors quelques négligeables gauchistes, du type trotskiste-kriviniste qui se collent au PC, et seraient alors, pour une fois, manipulés par les staliniens). Leur évocation était avant tout, dans la presse stalinophile française, une nouvelle variante de la fameuse thèse des «extrémismes symétriques» en Italie. Il suffit de constater que le sabotage visait initialement à interdire la parution d’un article contre l’Intersyndicale. Séguy appelle cela un simple conflit du travail ; et Marchais commence à instruire tous les naïfs idéologues autogestionnistes à la Ratgeb sur la complexité de leurs problèmes futurs, en déclarant qu’il est bien étonnant que des «partisans de l’autogestion» s’indignent d’un noyautage réussi parmi les travailleurs de telle ou telle entreprise.
Soares a naturellement renoncé à tout, tout de suite et contre rien, puisque des grévistes de Marinha-Grande annonçaient qu’ils allaient marcher sur Lisbonne pour le soutenir (Le Monde du 23 mai). De sorte que Le Monde nous présente l’armée portugaise «au bord du Rubicon» : comme si elle ne l’avait pas déjà passé voici treize mois, et comme si elle ne s’y était pas émiettée alors. Et comme nouveau record du raisonnement du monde à l’envers, j’entends ce matin la radio se réjouir de ce que Soares ait obtenu satisfaction puisqu’il est revenu au gouvernement [Le parti socialiste avait gagné les premières élections libres, en avril, avec 37,9% des voix], mais assurer qu’il devra en contrepartie (de quoi donc ?) ne plus faire mine de boycotter les séances de ce gouvernement. Il n’a eu d’autre satisfaction, ayant pris un historique crachat dans la gueule, que celle de montrer qu’il était encore capable d’en recevoir d’autres à l’avenir. Enfin, le livre ne pouvait paraître à un meilleur moment : les mass media n’avaient jamais tant parlé du Portugal que depuis une dizaine de jours.
Pour goûter la suite dans toutes ses nuances, tu devrais aussi lire, ou relire, Cromwell et les Niveleurs, paru voici quelques années dans la collection «Archives» [Les Niveleurs, Cromwell et la République, présenté par Olivier Lutaud]. Le seul exemple d’une armée s’identifiant à un authentique mouvement social révolutionnaire, c’est l’armée de la République anglaise. Ce qui reste de l’armée portugaise, je veux dire de la base, est peut-être à la veille de montrer le deuxième exemple.
(…)
Guy
P.-S. : Ci-joint un mot qui me suit de Paris. Tu pourrais téléphoner à ce Portugais «de la part de Glaucos, actuellement en voyage» — et peut-être le voir, avec toute la prudence qui s’impose ?
Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun
Mardi 24 juin [1975]
Cher Jaime,
L’étrange pouvoir portugais continue à tourner en rond dans une indécision tragi-comique, pour conserver un statu quo ante qui le fuit de toutes parts, et qui même n’a jamais existé. Deux vraies forces continuent, pendant ce temps, à avancer très audacieusement l’une contre l’autre, en négligeant de plus en plus l’inconsistant M.F.A. : les cyniques noyauteurs staliniens, et les ouvriers des Conseils.
Les ouvriers révolutionnaires, par les conséquences qu’entraîne leur pression grandissante, ont déjà virtuellement placé le mitterrandisme dans une situation impossible, qui doit désormais apparaître jusque dans le spectacle et, pour ne rien dire de l’Espagne, ils constituent le principal barrage devant la perspective stalinienne en Italie, après son récent triomphe électoral [Au sein du gouvernement de la coalition] (lequel a désigné le cui prodest dans la «stratégie de la tension» des cinq dernières années). «Ils peuvent… même vaincre.» [«Les prolétaires portugais ont précipité le cours de l’histoire moderne. Ils peuvent le précipiter encore plus, et même vaincre.» Jaime Semprun, La Guerre sociale au Portugal.]
Tu as vu l’article sur la manifestation du 17 juin [Manifestation organisée par les Conseils révolutionnaires des travailleurs, soldats et marins, auxquels s’était joint le cortège des ouvriers des chantiers navals, réclamant la dissolution de l’Assemblée constituante], dans Le Monde du 19, évoquant enfin une réalité qui «donne déjà à réfléchir», et «des mots d’ordre qui, il y a quelques jours, auraient été impensables» (vraiment ?). Et donc, après que Touraine ait apporté la dernière récolte de son confusionnisme, dans le même torchon daté du 24, Duverger nous apprend qu’aucune république de conseils n’a jamais pu fonctionner : de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. C’est la panique de 1968 qui revient, avec les mêmes arguments, mais cette fois avant le choc principal, au lieu de pontifier après l’orage. Elle produira donc des records de falsification et censure.
Pour ce que j’en sais en ayant écouté hier la radio pendant dix minutes, j’ai la forte impression que le document de Moscou publié par Tesson est un faux [Le Quotidien de Paris du 23 juin 1975 reproduisait la page du journal República qui faisait état d’un document secret par lequel le Kremlin établissait en cinq points la marche à suivre pour que le parti communiste portugais prenne le pouvoir] ; et que Marchais le savait déjà. C’est trop beau, et trop bête, pour être vrai. Même dans ce cas probable, l’affrontement Soares-staliniens va grandement rebondir. Si Soares est tombé dans un tel piège, on peut supposer que le service qui a fabriqué le document — et alors, grossier et démontable à souhait — est un service de l’Est. Et on entendra de beaux cris contre Soares, calomniateur professionnel, pour presser les socialistes européens de se désolidariser de lui, comme aujourd’hui les staliniens d’Europe sont pressés partout de renier Cunhal.
Il faut donc que ton livre touche tout de suite un large public. C’est bien qu’il soit exposé dans les librairies, parce que c’est dialectiquement la conséquence et la cause de son achat par une partie des lecteurs possibles. Mais il faut briser le silence de la presse, et vite. Que n’importe qui en écrive n’importe quoi (et surtout s’il en dénonce l’irresponsabilité catastrophique, comme peut faire Papaioannou), voilà ce qui est nécessaire et suffisant. Si Roy a la moindre dignité, il doit apporter à l’Observateur un de ces articles dithyrambiques dont il a le secret, en exigeant d’être publié sous menace de sa démission immédiate pour protester contre une telle censure pro-stalinienne : ce qui ferait quelque bruit dans l’intelligentsia soumise, et gênerait certainement beaucoup Daniel.
Je crois qu’il faut passer un placard sans perdre un instant ; en effet, c’est utile dans la page du Monde qui parlera du Portugal. Le texte que tu évoques serait bon en tout cas ; mais a le défaut de ne pas se distinguer, par cette phrase isolée, du gauchisme ordinaire, car le stalinisme n’y est pas directement mis en cause. Quelque chose pourrait aussi être fait (car ceci mérite deux ou trois publicités successives) en commençant par cette citation :
«La présence de deux mille travailleurs d’une même entreprise dans un cortège auquel le parti communiste a instamment prié de ne pas se mêler donne déjà à réfléchir» (…) «La capitale a entendu des mots d’ordre qui, il y a quelques jours, auraient été impensables : “Dissolution immédiate de l’Assemblée constituante !”, “Gouvernement populaire maintenant !”, et surtout le slogan le plus repris de la soirée : “Dehors la canaille, le pouvoir à ceux qui travaillent !” Dominique Pouchin, Le Monde du 19 juin 1975.
Ce qui était impensable ici a déjà été fait et pensé ailleurs :
LA GUERRE SOCIALE AU PORTUGAL, etc.
Avec peut-être la mention : «Achevé d’imprimer le 16 mai 1975» ? Enfin, vois tout ce que notre éditeur est capable de faire. C’est l’heure.
Que nos Portugais ensablés ne se manifestent pas, je n’en suis pas surpris. Après le 28 septembre, le mouvement commençait visiblement à les dépasser. De plus, on doit prévoir un phénomène affectif, typiquement pro-situ, de jalousie : ceux qui n’ont rien fait t’en voudront pendant dix ans d’avoir fait ce livre. Dans ce milieu, il n’y a que moi que l’on veut bien pardonner d’avoir fait parfois quelque chose de bon, et encore est-ce d’extrême justesse et très disgracieusement.
(…)
Guy
(…) Je suppose que tu as admiré comme moi le livre que Jaime, seul au milieu de la déroute de tant d’incapables, a écrit en faveur de la révolution portugaise. (…)
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 1er juillet 1975.
(…) Au Portugal, «notre parti» a fait des progrès immenses. La lutte ouverte entre les staliniens et leurs généraux d’une part, Soares et tous les modérés ou contre-révolutionnaires classiques d’autre part, semble être la lutte finale pour décider de qui sera maître de l’État qui doit affronter les ouvriers, les faire taire et les remettre au travail dans le plus bref délai — ou périr. (…)
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 24 juillet 1975.
(…) Les dernières nouvelles de Lisbonne étaient si obscures, et si à côté du sujet (et notamment de toutes mes questions), que je me suis lassé d’y répondre. La crise paraît en effet à un tournant décisif, et le talent de nos pauvres amis tout à fait insuffisant pour y jouer actuellement un rôle notable. Je suis tout à fait sûr de connaître bientôt (mais peut-être après la défaite) une quantité de Portugais qui agissent en ce moment selon nos perspectives. Mais la bande d’Afonso-Rayo aura manifestement consacré toutes ses rares énergies, depuis six mois, à faire écran entre ses gens-là et moi. À titre de «propriétaires historiques» des anciennes relations avec moi, ils ont craint de me voir rencontrer ces gens, qui peuvent tant critiquer leur longue insuffisance, et contemporaneamente ils ont eu l’intention de me montrer à certaines personnes choisies. D’où une multitude d’invitations pressantes à me rendre à Lisbonne en avril ; alors que c’est en octobre 1974 qu’ils auraient bien fait de m’appeler. J’ai donc répondu que je n’étais pas Ratgeb, pour me satisfaire d’un moment de tourisme inactif, dans l’atmosphère des cafés intellectuels d’un pays en révolution ; et aussi pour assumer, et couvrir, de la sorte une part de cette honteuse inactivité. Comme tu as bien voulu le dire récemment, et avec une grande justesse, «il n’y a pas trois grands hommes en France», et j’ai fait savoir que l’un d’eux ne se déplace, à ce stade, que s’il est appelé par une assemblée autonome d’ouvriers ! Tu sens combien cette réponse a dû déplaire.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 15 août 1975.
(…) Il y a des gens qui comprennent, et d’autres qui ne comprennent pas, que la lutte des classes au Portugal a été d’abord et principalement dominée par l’affrontement direct entre les ouvriers révolutionnaires, organisés en assemblées autonomes, et la bureaucratie stalinienne enrichie de généraux en déroute. (…)
(…) L’hostilité est naturellement plus grande chaque fois que s’expriment sur mon film ceux qui sont, politiquement, des réactionnaires. C’est ainsi qu’un apprenti bureaucrate veut bien approuver mon audace de «faire un film politique non pas en racontant une histoire, mais en filmant directement la théorie». Seulement, il n’aime pas du tout ma théorie. Il subodore que, sous l’apparence de «la gauche sans concession», je glisserais plutôt vers la droite, et c’est parce que j’attaque systématiquement «les hommes de la gauche unie». Voilà précisément les vocables exagérés dont ce crétin a plein la bouche. Quelle union ? quelle gauche ? quels hommes ?
Ce n’est, bien notoirement, que l’union des staliniens avec d’autres ennemis du prolétariat. Chacun des partenaires connaissant bien l’autre, ils trichent maladroitement entre eux, et s’en accusent à grands cris chaque semaine ; mais ils espèrent pouvoir encore tricher fructueusement en commun contre toutes les initiatives révolutionnaires des travailleurs, pour maintenir, comme ils en conviennent eux-mêmes, l’essentiel du capitalisme, s’ils n’arrivent pas à en sauver tous les détails. Ce sont les mêmes qui répriment au Portugal, comme naguère à Budapest, les «grèves contre-révolutionnaires» des ouvriers ; les mêmes qui aspirent à se faire «compromettre historiquement» en Italie ; les mêmes qui s’appelaient le gouvernement du Front Populaire quand ils brisaient les grèves de 1936 et la révolution espagnole.
La gauche unie n’est qu’une petite mystification défensive de la société spectaculaire, un cas particulier dont la vie est brève, parce que le système ne s’en sert qu’occasionnellement. Je ne l’ai évoquée qu’en passant dans mon film ; mais, bien entendu, je l’attaque avec le mépris qu’elle mérite ; comme depuis nous l’avons attaquée au Portugal, sur un plus beau et plus vaste terrain. (…)
Guy Debord, Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film «La Société du spectacle» (septembre 1975).
(…) Franco meurt comme le Cousin vit : avec une scandaleuse lenteur ! (Et comme la guerre civile s’avance au Portugal : tu remarques que ce J. Neves [Colonel dans les unités de commandos, Jaime Neves veillait au contrôle des troupes, prêt à intervenir. Un coup de force sera tenté le 25 novembre 1975.], dont j’avais remarqué l’avenir dès juillet, monte comme une étoile vers le rôle de nouveau Kornilov local.)
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 28 octobre 1975.
Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti
Vendredi 31 octobre 75
Cher Gianfranco,
Une Portugaise est venue hier me voir. Entre une douzaine de stupides sophismes destinés à me faire venir un moment à Lisbonne pour redorer un peu leur blason révolutionnaire, j’ai appris une désastreuse nouvelle. Leonor est morte au Mozambique [Qui était devenu indépendant le 25 juin 1975], de la malaria — aggravée évidemment par son état d’alcoolisme avancé.
Je me suis souvenu que tu disais que nous devrions passer au Portugal pour prendre Leonor, qui était tout ce qu’il y avait de bien dans cette bande. Ainsi donc, cette dernière étoile s’est éteinte.
On espère te voir bientôt. Amitiés,
Guy, Alice [Qui ajoute : «C’est pour nous que s’ouvrent les portes de l’enfer. Un enfer sans Leonor !]
Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro et ses amis
Copies à toutes les personnes concernées
Paris, le 15 novembre 1975
Camarades,
Vos récentes invitations à me rendre au plus vite auprès de vous à Lisbonne me semblent appeler maintenant une claire mise au point. Depuis plus de six mois, j’ai constaté quelques ambiguïtés autour de cette question (qui est évidemment liée à la question de ce que vous êtes vous-mêmes, c’est-à-dire de ce que vous faites, et comment). Mais avec le passage de Manuela, venue me voir de votre part le 30 octobre, certaines étrangetés et contradictions ont atteint le degré du stupéfiant paradoxe. Je précise d’ailleurs que les propos de Manuela n’ont fait qu’exprimer d’une manière concentrée, avec un parfait sans-gêne dans l’illogisme, des positions que j’avais déjà pu observer moi-même, ou des faits que l’on m’avait déjà rapportés par ailleurs.
Manuela m’a exposé avec la plus tranquille assurance, successivement ou simultanément, et en en tirant toujours l’unique conclusion que je devais venir tout de suite, les points suivants :
1) Si vous n’avez rien fait de publiquement notable depuis plus d’une année, il faut vous en féliciter, parce que pendant ce temps le processus révolutionnaire a tout fait lui-même au mieux.
2) Vous avez fait énormément par l’excellente publication de vos premières analyses et perspectives pendant l’été de 1974 (dont tout le monde se souviendrait aujourd’hui, après une telle accumulation d’événements, et sans pour autant déplorer votre silence ultérieur ?) ; et vous êtes à présent résolus à reprendre la parole, notamment par un livre et un film, puisque le processus est désormais assez avancé pour mériter de vous entendre.
3) J’aurais dû être là, pour convenir avec vous de ce qu’il n’y avait rien à faire.
4) J’aurais dû être là pour le faire à votre place.
5) Je devrais être là maintenant, pour embellir la suite de tout cela.
L’étrangeté fondamentale de cette position, cependant, n’est pas exprimée par les contradictions que j’ai résumées ci-dessus. Elle reste sous-jacente. Elle réside en ceci que vous établissez, implicitement mais constamment, une certaine corrélation entre le développement de la révolution portugaise et votre existence comme groupe, si l’on peut dire. De sorte que, chaque fois que vous m’incitez à venir parmi vous, j’entends seulement, sous forme de quelques généralités sympathiques, l’éloge de cette révolution : comme si vous pensiez, et c’est fort bizarre, que vous auriez besoin de m’apprendre son existence, et son importance, et comme si une telle réalité constituait plutôt un argument en votre faveur !
Vous savez certainement qu’après ce que j’ai eu l’occasion de faire depuis un assez grand nombre d’années, le premier des «devoirs» que je puisse avoir envers la révolution dans tous les pays c’est de démontrer que je n’ai d’aucune manière l’intention, ou l’obligation d’y tenir un rôle dirigeant (de même que bien d’autres ont manqué à l’obligation, plus simple, de faire la preuve de ce que des succès dans la critique d’avant-garde ne les obligeaient pas à être reconnus et récupérés par l’organisation dominante des choses, en pactisant avec elle). Il va de soi que le mouvement réel du prolétariat portugais n’a pas du tout à craindre d’être dirigé par moi. Mais un groupe particulier qui se tient à côté de ce mouvement, oui : il devrait le craindre, autant qu’il pourrait l’espérer, selon ses intentions concrètes. Je serais évidemment tout disposé à soutenir le mouvement lui-même, non comme vous dites par mon «expérience» — tout le monde au Portugal doit avoir plus que moi l’expérience de la situation actuelle — mais avec mes quelques talents par lui utilisables (comme analyste des rapports de force en jeu, au jour le jour ; et comme expert militaire) là où il se serait donné les formes de conscience et d’organisation pratique qui appelleraient ce genre d’emploi de mes capacités. Mais justement, il est clair que vous ne faites pas vous-mêmes partie d’un tel mouvement, à ce sens.
Je trouve donc que votre manière de m’appeler à «venir voir» ce que vous voyez vous-mêmes dans une sorte de silence ébloui, ne débouche pas seulement sur quelque chose d’inutile, mais sur quelque chose qui n’est même pas innocent. N’ayant jamais été purement et simplement «théoricien» à l’heure de la pratique ; étant étranger (c’est-à-dire ne parlant pas la langue du pays) ; étant inconnu dans ce pays (car je n’ai naturellement pas l’intention d’y jouer de ma mince «célébrité», qui ne peut avoir quelque base que parmi la canaille intellectuelle, un peu gauchiste en 1973, devenue stalinienne en 1974, et prolétarienne aujourd’hui), je ne peux évidemment intervenir dans le mouvement portugais qu’avec des Portugais eux-mêmes concrètement engagés dans le processus, aujourd’hui si avancé ; c’est-à-dire à travers vous si vous répondiez à une telle définition. (Bien sûr, je pourrais aussi y intervenir avec d’autres Portugais : mais pour cela, encore faut-il que je n’aie pas voulu m’identifier à votre politique particulière, que je n’approuve certes pas, mais que je ne suis pas le seul à désapprouver.)
Manuela a cru pouvoir me rassurer sur un point, en voulant bien me préciser que l’on ne m’appelait pas pour commander, mais seulement pour donner mon avis. J’ai pourtant pu observer qu’en une infinité de circonstances mes avis s’imposaient toujours avec une extraordinaire facilité (je veux dire : dans des groupes se déclarant avancés, et non certes aussi vite dans des masses en révolution). Et dans cette circonstance particulière, il me semble que la totalité de vos autres avis n’a précisément abouti qu’à un abstentionnisme radical, et fort content de lui-même.
Une telle doctrine est à mon avis insoutenable. Je ne veux même pas la critiquer de loin (ce sont les ouvriers révolutionnaires portugais qui vous auront jugés et vous jugeront de près). Mais il est vraiment extravagant de me proposer de venir la partager sur place ! Au nom de quoi me demandez-vous de vous aider, vous qui n’avez pas jugé utile d’aider davantage le prolétariat portugais ? Pourquoi aurais-je fait pour vous ce que vous n’avez pas estimé avoir à faire pour les ouvriers ? Et si vous pensez que ces ouvriers, ayant tous exactement chaque jour le maximum de conscience possible de leur situation et de leur action imaginable et praticable, n’avaient nul besoin de vous, alors donc quel besoin auriez-vous de moi, pour aider glorieusement à ne pas tourner la cinquième roue du carrosse du triomphe prolétarien ?
Vous n’êtes que très peu liés aux grands succès déjà atteints par le prolétariat portugais. Même si vous l’étiez plus, je ne serais pas d’accord avec votre triomphalisme à propos de la situation présente (et en réalité, vous ne développez ce triomphalisme abstrait que du fait de votre position d’admirateurs quasi passifs). À mon avis, la révolution portugaise suit normalement le cours des révolutions prolétariennes (et dire cela, c’est bien assez faire son éloge ; au lieu de prétendre qu’elle développe des méthodes et des buts d’une nouveauté inouïe), et elle suit même ce cours plutôt avec lenteur. Ce qui est original, et tout à fait nouveau dans le monde — et qui a permis justement cette lente maturation —, c’est l’extrême et burlesque faiblesse de la contre-révolution au Portugal, association universelle de tous les pouvoirs en dissolution, des généraux salazaristes aux staliniens et gauchistes. Ainsi, la lenteur du développement révolutionnaire portugais n’est pas un «mérite» subjectif du prolétariat portugais. C’est un mérite objectif de l’époque : l’usure de toutes les formes idéologiques de récupération, et le désordre social qui déjà gêne grandement tous les États étrangers, limitant et ralentissant leurs possibilités d’intervention. Dans ma lettre du 8 mai 1974, je vous caractérisais, de loin déjà, le situation créée le 25 avril comme devant être fondamentalement «une course de vitesse» entre deux mouvements : «d’une part la bureaucratie en formation rapide des partis et des syndicats ; d’autre part l’armée dont la base peut se trouver en dissolution rapide…» C’est bien ce qui est arrivé. jusqu’à l’hiver de 1975, on a assisté à l’échec de la formation bureaucratique devant les ouvriers. Pendant ce temps l’armée s’est décomposée ; ce qui met depuis quelques mois les soldats en connexion et liaison avec le Ratenbewegung [Mouvement des conseils] qui s’est normalement développé dans les usines. Que le processus nous donne ainsi raison ne veut pas dire qu’il a gagné. Le processus dont vous parlez n’est pas quelque demi-dieu extérieur guidant l’histoire. C’est un combat de chaque heure. Chaque idée, chaque argument, chaque perspective developpés dans cette discussion permanente y sont comptés, et compteront dans les affrontements suivants. Je me demande ce qui a pu vous donner à croire que vous étiez revêtus de la qualité de je ne sais quelle «Vieille Garde», une troupe d’élite que quelqu’un (le Processus en personne ?) garderait en réserve à côté de ce combat, et qui ne devrait être engagée qu’à la fin, pour en étendre la victoire. Vous n’avez pas cette qualité, et personne ne vous la reconnaît.
Il y a toujours quelque chose de vital en discussion : par exemple l’avenir dépend de la manière dont seront contrées les actions des dernières troupes de choc qu’utilise tout de même le débile gouvernement (l’AMI [Agrupamento militar de intervenção (groupe d’intervention militaire), créé le 25 septembre 1975 par le gouvernement. Le 7 novembre, l’AMI fait sauter Radio Renaissance (de tendance cléricale) avant d’être dissous le même mois.]), etc. Mais, tandis que le prolétariat portugais est allé bien plus loin que le mouvement de Mai 1968, vous-mêmes n’avez certes pas atteint en 18 mois le quart de l’importance que le CMDO [Conseil pour le maintien des occupations] avait acquises en 18 jours : comme lieu d’où «le processus» exprime ce qu’il est et ce qu’il pourrait faire. Si vous pouvez penser, par un coup de folie euphorique, ou bien par une modestie terrible, que ce prolétariat n’avait, localement, en rien besoin de vous pour atteindre, à son heure juste, le résultat actuel, qu’avez-vous fait même pour faire connaître cette expérience immense au monde qui l’ignore encore ? (Pour toute aide extérieure ; et pour qu’il en reste le maximum de conclusions vraies dans le cas d’une défaite, qu’une sorte de somnambulisme vous a toujours empêché d’envisager concrètement, mais dont vous ne pouvez pourtant écarter l’hypothèse, parce que je suis sûr qu’il vous reste assez de sens historique pour vous interdire l’euphorie à ce point.) Car si une véritable victoire, chez vous, peut entraîner plus vite l’Europe là où elle veut aller, inversement une défaite locale laissera tout à rejouer ailleurs, et bien souvent.
Je résume : à partir de la position, la plus avancée sans doute de tout le mouvement, que vous aviez à l’été de 1974, le peu que vous en avez fait, et la risible manière dont vous théorisez ce genre d’attitude et de résultat, ne me permettent assurément pas d’approuver votre politique «tout à fait mauvaise», au sens de Hegel : «Car il faut bien nommer mauvaise une œuvre qui n’est aucune œuvre.»
En accord intime avec la qualité de votre opération historique, l’atmosphère de votre groupe, par tous les échos qui m’en reviennent, est lamentable, rien n’ayant été collectivement conduit pour tirer parti de ceux qui pouvaient être là, en éliminant tout de suite, avec des raisons fermement données, ceux qui manifestement ne devaient pas, ou ne devaient plus y être. Ainsi, on me dit que Patrick [Cheval] est là mais «ne fait rien» (il a fait quelque chose ailleurs, quand il était mieux entouré). La mythomane Slavia, l’hiver dernier, s’instituait votre émissaire. J’ai vu ce qu’est devenu Eduardo, à force d’accumuler dans vingt pays les échecs et les preuves de son incapacité : menteur et haineux contre tout le monde, en commençant par vous. Etc. Vous connaissez ce chapitre mieux que moi, et il n’est pas de ceux que l’on a envie d’aller «voir» de l’intérieur. Et voir n’est jamais rien, en suivant de près mille détails particuliers, pour n’en tirer que cette seule vaste généralité que «tout avance bien» ; ce qu’il faut partout, c’est savoir conclure.
Enfin, toutes ces raisons, que je vous expose seulement parce que vous avez très étrangement paru les ignorer ou les oublier, ne veulent pas dire que je n’entreprends jamais rien qu’en accord avec des raisonnements stratégiques, même aussi déterminants et évidents que ceux qui s’imposent ici. Il existe des gens, pour moi en bien petit nombre, qui méritent d’être suivis très loin, et sans autres bonnes raisons, simplement parce que l’on reconnaît en eux une certaine qualité de la vie possible (et alors, c’est tout à fait comme pour les révolutions, il faut faire pour eux tout ce que l’on peut effectivement). Et pour n’en donner qu’un exemple qui s’applique à la circonstance, au Portugal, selon moi, c’était Leonor qui correspondait à cette définition. Mais on me dit qu’elle est morte au Mozambique, ce qui est une autre preuve du fait que tout le monde n’a pas trouvé qu’il fallait vivre avec vous la révolution à Lisbonne.
Guy Debord (Glaucos)
(…) Si l’on tient absolument à trouver aujourd’hui la critique situationniste en œuvre, c’est surtout dans les usines révolutionnaires du Portugal qu’il faut la chercher.
(…) Les ministres de l’Intérieur de tous les pays, comme aussi bien les bureaucrates des partis dits communistes, ressentent la même colère impuissante devant la réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. En Italie, où le P.C.I. espère utiliser les luttes de classes pour participer au pouvoir, et cherche désespérément l’ouverture, cette colère ne peut être que plus grande. Car si déjà, à ce point, les révolutionnaires peuvent nuire au pouvoir, qui tout seul déjà se nuit grandement à lui-même, regardez le Portugal : il y a un an et demi que nous empêchons tout pouvoir étatique de s’y constituer réellement. Le «compromis historique», cette Sainte-Alliance entre les bourgeois et les bureaucrates staliniens, que l’on se propose aujourd’hui d’introniser en Italie, règne déjà au Portugal depuis le 25 avril 1974 : il règne mais ne gouverne pas. Voyez ce piteux résultat, cet échec ridicule ! (…)
Gianfranco Sanguinetti, Preuves de l’inexistence de Censor,
par son auteur (décembre 1975).
La Guerre sociale au Portugal (mai 1975)
All this world is like this town called Lisboa
«(…) J’approuve les intentions révolutionnaires du prolétariat espagnol, et les auteurs qui les approuvent. Cela ne donne pas immédiatement une force à l’ouvrage. Je dirai, en osant un exemple qui me touche de près, que la valeur du “Point d’explosion de l’idéologie en Chine” (texte pourtant trop court pour faire un livre) ne résidait pas dans son radicalisme anti-maoïste, mais en ceci que cette brochure révélait pour la première fois l’essentiel de ce qui se passait en Chine ; donnait une explication cohérente, assez poussée dans les principaux détails, de plusieurs événements que tout le monde présentait alors comme inexplicables (il y a beaucoup de ce genre de mérite dans La Guerre sociale), explication qui devait être confirmée par tout ce qui est arrivé depuis neuf ans, et qu’elle était écrite dans un ton à l’époque original. (…)
De ma lettre aux Portugais [du 15 novembre 1975], il est vrai que tu n’as reçu que le second tirage ; et d’autres encore ne l’ont connue que longtemps après toi. Comme tu as pu le voir, c’est un texte qui me concerne personnellement, infiniment plus qu’il ne concerne la révolution portugaise : selon l’ordre de grandeur des problèmes que ces malheureux Portugais avaient, hélas, choisi eux-mêmes. Je l’ai d’abord envoyé à ceux qui étaient à Lisbonne. Comme, peu de jours après, le contrecoup que je craignais s’est produit de la manière la plus facile et la plus désastreuse, l’utilité des quelques informations sur la question a malheureusement perdu de son actualité pour longtemps. À ce propos, j’ajouterai encore que le seul homme qui, à l’étranger, a pris publiquement la défense de la vérité de la révolution portugaise quand elle combattait, selon moi se doit d’en analyser la défaite (en en expliquant le très instructif mécanisme, et en montrant les mêmes responsables dans un autre stade de leur action, en novembre 1975), au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c’était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue. Quoique ait pu penser Lebovici de ton dernier livre, ce point est ce que je considérerais moi, si j’avais à juger ce livre, comme étant, et de loin, son plus grave défaut.»
Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun, 26 décembre 1976.
«(…) Ta critique de la brochure de Jaime Semprun [«Considérations sur l’état actuel de la Pologne», L’Assomoir no 4, janvier 1981] est très juste : je pense, moi aussi, que c’est encore ce qu’on a pu lire de mieux jusqu’ici sur la Pologne. Les nombreux défauts viennent tous d’une même source. Quand Semprun prend la défense d’une révolution, il dit ce qu’elle est vraiment, et ce qu’elle a fait, et il dénonce avec une talentueuse colère les commentaires de tous les spectateurs qui, diversement, se sont trompés ou ont menti à ce propos. Mais on dirait qu’il est indifférent à ce qui va advenir par la suite, aux chances de victoire ou de défaite, et comment elles se présentent, dans quel ordre de probabilité selon que ceci ou cela aura été fait ou non, etc. : bref, ce qui intéresse réellement les gens agissant dans cette révolution. On sait donc que la révolution polonaise a fait plaisir à Semprun et que, quoi qu’il en advienne, ce qui s’est déjà produit sera toujours mieux que rien. Il a raisonné pareillement sur la révolution portugaise, et surtout après sa fin, qu’il jugeait seulement provisoire. Et, bien sûr, à une certaine échelle du temps, tout est provisoire, mais des gens engagés dans un conflit ne jugent pas à cette hauteur héraclitéenne. Je ne sais pas s’il fera jamais des progrès sur de telles questions stratégiques. C’est parce que les révolutions, et contre-révolutions, actuelles sont si lentes qu’elles laissent à Semprun le temps d’écrire ce qu’elles sont au départ, et de le publier avant qu’elles soient devenues telle victoire ou telle défaite. (…)»
Lettre de Guy Debord à Jaap Kloosterman, 12 mai 1981.
Jaime Semprun
La Guerre sociale au Portugal
Éditions Champ Libre
Achevé d’imprimé le 16 mai 1975
All this world is like this town called Lisboa
Le premier acte du nouveau drame révolutionnaire est désormais commencé mondialement. Aucun pouvoir n’est plus préservé par l’arriération de ses conditions socio-économiques particulières : il doit choisir entre le risque d’être balayé parce qu’il n’y met pas fin et celui d’être balayé parce qu’il y met fin, et que, rejoignant les conditions du pouvoir moderne, il en connaît d’emblée la présente précarité. Lorsque la révolution moderne pénètre au Portugal, voilà le dernier coup d’éclat d’une période qui n’aura été elle-même qu’un seul et fulgurant coup d’éclat : le prolétariat réapparaissant dans toute sa jeunesse historique et mettant fin à tous les sous-développements locaux, en projetant sur ce monde la menace du seul développement possible de l’histoire universelle : le pouvoir international des conseils.
Une année de révolution portugaise a jeté à la face du monde cette vérité éclatante qui a obligé toutes les variantes du pouvoir étatique, existantes ou en formation, à se déterminer par rapport à elle, et qui a déjà modifié le cours de la révolution en Europe, au moins.
Tandis qu’au Portugal même la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, devait commencer à faire place à la révolution réelle, c’est-à-dire haïssable, dès le 25 avril au soir, dès l’éveil des antagonismes — entre bureaucrates, capitalistes, technocrates et militaires, et entre eux tous et le prolétariat — qui somnolaient côte à côte dans la nuit fasciste ; et que cette suppression imaginaire des rapports de classe, le povo unido sous la houlette du Mouvement des Forces Armées, rencontrait tout de suite sur place le démenti des faits, partout ailleurs les États et tous les partis, avec leur valetaille journalistique, communiaient dans l’enthousiasme prématuré pour contempler la docilité photogénique d’un peuple se soumettant en bloc, et l’œillet au fusil, à toutes les directions et à tous les appareils. La nostalgie de l’Union Sacrée de l’immédiate après-guerre se rêvait un avenir devant elle : comme de bien entendu c’était surtout les staliniens qui s’y croyaient déjà. Ils s’empressaient de faire valoir ce certificat de bonne conduite inespéré : en Italie et en France combien ils servent l’ordre démocratique, en Espagne combien ils sont accommodants avec la vieille pourriture fasciste. Et du coup toutes les fractions politiques espagnoles, qu’elles soient déjà au pouvoir ou qu’elles y fassent antichambre, savouraient par anticipation un après-franquisme sans douleur.
Pendant toute cette période, qui va jusqu’à la dissolution du premier Gouvernement Provisoire, le pouvoir de Spinola avait certainement plus d’autorité dans la presse mondiale qu’au Portugal même. Et comiquement le vieux monde allait chercher là un motif d’espoir en ses ressources politiques pour gérer sa crise sociale, tandis que le Portugal rencontrait au même moment, avec la crise mondiale, l’épuisement des ressources sociales pour régler sa crise, qui avait d’abord semblé n’être que politique.
Mais la conspiration du bruit, cette première phase du cordon sanitaire autour de l’horrible réalité portugaise, chaque jour plus horrible et plus réelle, devait prendre fin lorsqu’après la crise de juillet, la chute de Spinola le 28 septembre eut définitivement montré ce qu’il en était de la cohérence étatique du «Portugal nouveau». Le pacte d’avril avait été scellé par le silence du prolétariat, son existence en actes devait le décomposer en ses éléments primitifs. L’éveil de la raison dans les masses commençait à dissoudre ce monstre hybride bourgeois-bureaucratique, avec le M.F.A. qui en était la garantie, et qui n’avait pu être pour chaque protagoniste l’image de l’unité avec les autres que parce qu’il était réellement divisé entre tous.
Force fut bien d’admettre alors que cette oasis de vitalité étatique dans un monde épuisé n’avait été qu’un mirage, et que tout continuait, en pire. Car si la paix sociale est trop chère pour le capitalisme portugais, le capitalisme européen ne peut pas plus payer pour un Portugal démocratique, alors qu’il lui faut déjà le faire depuis plusieurs années pour l’Italie, et sans résultats visibles.
C’est d’abord, bien sûr, sur l’Espagne que la révolution qui était à ses portes a étendu son ombre. Tandis que Soares, ministre socialiste des Affaires étrangères, déclarait cyniquement : «Une escalade de la violence pourrait aller très loin et serait dangereuse pour le Portugal, comme pour l’Espagne. Nous sommes d’accord là-dessus avec Madrid» (Le Monde du 24 décembre 1974), le capitalisme espagnol voyait sa relève politique déconsidérée avant d’avoir été considérable, elle qui n’avait pas de M.F.A. ni même de Spinola, mais seulement un Juan Carlos inutilisable et un Carrillo qui n’a que trop servi. La question de la succession devenait une lutte de camarillas à coups de bulletins de santé, tandis que la «junte démocratique» fondée pompeusement en juillet à Paris, par Carrillo et Calvo Serer, et qui allait des staliniens aux monarchistes d’opposition mais avec rien entre, puisque tous les autres sont déjà à Madrid comme cabinet fantôme d’un gouvernement fantomatique, restait seule avec ses demandes d’emploi et se voyait mise en liquidation en septembre à Lisbonne. Il ne restait plus aux carlistes qu’à donner la note burlesque en se prononçant pour un «socialisme pluraliste et autogestionnaire» : l’après-franquisme mourait avant Franco. Et la révolution espagnole se retrouvait de plein pied avec son passé inachevé, pour reprendre sa tâche là où elle l’a laissée en mai 1937 à Barcelone.
En France et en Italie, les staliniens ont commencé par nier l’incendie de la maison, donnant pour preuve qu’ils en avaient la clé dans la poche : les officiers «démocrates». Puis, quand les flammes se mirent à éclairer le paysage, ils crièrent au feu en montrant les fascistes, pour tirer à eux la couverture brûlée de l’antifascisme, et que l’on ne voit pas à quel point ils étaient grillés par ce que leurs homologues portugais se trouvaient obligés de faire. Berlinguer, pour lequel cela tombait certainement plus mal que pour Marchais, se voyait même obligé de désavouer Cunhal. Le reste de la gauche, qui comme toujours veut bien des staliniens mais pas le stalinisme, cherchait désespérément un sauveur dans cette mêlée et reportait sa mise d’un général à l’autre, démocratiquement prête à descendre ainsi l’ordre hiérarchique jusqu’aux capitaines inclus. En tout cas l’union de la gauche en est morte en France, et le «compromis historique» en Italie, avant même d’avoir existé : c’est toujours ça de pris. Le pauvre Kissinger, qui décidément est à Metternich ce que Raymond Aron est à Tocqueville, a trouvé là l’occasion d’une dernière bourde en s’en félicitant. Il pense peut-être, en cas de besoin, faire mieux avec ses marines que Mitterrand avec les staliniens.
Quant à tous les autres, les penseurs politico-stratégiques du second rayon, ils mettaient à jour leurs références en puisant dans le stock journalistique de parallèles historiques : après le rêve de la Libération, c’était le cauchemar du coup de Prague ; cette inepte comparaison omet ce détail gros comme l’OTAN et le Pacte de Varsovie réunis, que l’armée russe n’est pas à Lisbonne ; et veut dissimuler qu’en l’occurrence, ce ne sont pas tant les staliniens qui manipulent quelques comparses «progressistes» avant de les jeter par la fenêtre, que la Sainte Alliance des pouvoirs mondiaux qui doit les soutenir comme sa dernière ligne de défense sur place, et pour cela a besoin de leur voir associés quelques comparses, figurants d’un État démocratique.
Ce que ne cachent qu’assez mal, depuis septembre, les évocations obsessionnelles du passé et le silence angoissé sur le présent, ce sont la naissance et les progrès d’une révolution moderne, sans drapeau ni idéologie. Chaque période de black-out dans l’information, animée par l’espoir que tout reviendrait en place sans que l’on ait besoin de parler de ce qui avait bougé, a été brisée par un nouveau coup de tonnerre : le 7 février révélait au monde que les travailleurs de Lisbonne avaient commencé à organiser leur autonomie, le 11 mars que staliniens et militaires de gauche se trouvaient désormais en première ligne pour la réprimer, toutes les autres cartes ayant échoué. La course de vitesse commencée le 25 avril, entre l’organisation répressive d’un État moderne et l’organisation révolutionnaire des masses autonomes, est sortie en mars de son tournant obscur pour entrer dans sa dernière ligne droite. Désormais il est clair pour tous les pouvoirs du monde, et pour ceux qui seront leurs exécutants au Portugal, que ce soit Cunhal ou Carvallo, ou les deux, que les moyens ordinaires non seulement ne suffisent plus, ils nuisent même dans ces circonstances. Il faut recourir à des mesures extraordinaires, à la violence, aux armes ; il faut avant tout se rendre maître absolu de l’État et de son armée, et pouvoir en disposer à son gré.
Mais la révolution portugaise, précisément parce qu’elle a plus d’alliés possibles qu’aucune autre révolution du passé, a aussi moins de supporters qu’aucune d’elles : les sartres vont saliver devant les galons du M.F.A. Elle ne peut compter que sur elle-même pour communiquer sa vérité, et son existence même, aux seuls qui peuvent la défendre, avant tout en Espagne. Et ici il faut dire que ce n’est que grâce à la collaboration de camarades portugais que ce livre, qui pour être rapide n’en est pas pour autant hâtif, a pu être écrit.
L’immensité de la tâche présente des travailleurs portugais est celle de la révolution moderne dans tous les pays, et l’étrangeté de ce qui se passe au Portugal n’est en rien géographique mais historique : les prolétaires, qui partout reviennent de la même nuit, dont seuls les gardiens étaient différents, doivent tout apprendre de ce qu’ils font eux-mêmes et tout réinventer seuls ; mais aujourd’hui plus que jamais ils le peuvent, parce que se sont décomposées toutes les médiations idéologiques qui s’interposaient entre eux et le sens de leurs propres actions ; et au Portugal ils le doivent, parce que leurs premiers actes ont déjà tellement frappé de terreur leurs ennemis que ce n’est qu’en les anéantissant qu’ils pourront éviter leurs représailles.
La Guerre sociale au Portugal / Du 25 avril au 28 septembre 1974
«Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège… Le mal qu’on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire. Tout ce qu’on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive.»
Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution.
Le Portugal n’a rejoint tardivement l’aliénation modernisée que pour arriver en avance à son effondrement. La crise générale qu’il traverse actuellement n’est pas la conséquence mais la cause de la chute du fascisme : celle-ci n’en a été que la première manifestation visible, et le faux nom de baptême dont l’a affublée le spectacle. Il s’agit en fait de la crise qui ébranle les sociétés capitalistes, bourgeoises et bureaucratiques, du monde entier, aggravée ici par la conjonction du long immobilisme fasciste et de la décomposition anticipée de toutes les politiques de substitution. Ainsi se posent au Portugal, concentrés dans le temps, tous les dilemmes actuels des classes propriétaires du monde qui, ne pouvant sauver l’économie ni être sauvées par elle, se disputent sur la manière d’administrer son échec et, si possible, de le rendre rentable pour le renforcement de l’État en le déguisant en «crise de l’énergie» ou en «crise économique» : il s’agit donc principalement du bon usage des staliniens en pareille circonstance. Comme le dit un homme d’État avisé, et plus franc que d’autres parce qu’au chômage : «Si le Portugal donne dans les mois et les années à venir l’exemple d’un modèle qui prend forme et qui réussit, cela servira de précédent en Espagne, en Italie et en Grèce. La France même en sera influencée.» (Mendès-France, cité par Le Monde du 13 mars 1975.)
Le 25 avril n’a pas entamé le délabrement de la société portugaise, il l’a trouvé à son arrivée. Ce jour-là Caetano, encerclé et déjà vaincu, laissa échapper qu’il cédait la place à Spinola «pour que le pouvoir ne tombe pas dans la rue». Il venait de trahir le secret de la «révolution démocratique», son essence originelle de réaction contre tout ce que l’effondrement de l’État salazariste mettait en branle.
Il fallait que le pouvoir, qui ce jour-là passait par la rue, n’y reste pas. La foule, assiégeant la police politique dans ses bâtiments et décidée à lui faire un mauvais sort, l’avait obligée à sortir de la «neutralité» dans laquelle elle n’attendait que de changer d’employeur, et les fusillers-marins à prendre parti contre la police. L’affaiblissement du nouvel État commençait avant même sa fondation. Ce sont les travailleurs et les soldats qui ont ainsi refusé dès le début les conditions que Spinola et les généraux de droite avaient posées à leur adhésion au coup des capitaines : la continuité de l’État, c’est-à-dire de sa police. (De même ne devaient être libérés que les prisonniers politiques staliniens et socialistes.) Finalement les tortionnaires de la P.I.D.E. durent être sauvés de la haine des masses par l’emprisonnement.
Chaque époque retrouve à sa fin la réalité de ce qui n’avait été que l’illusion de son commencement. Si le salazarisme mourait encerclé par la révolution et le désordre qu’il avait prétendu bannir pour toujours, la IIe République portugaise naissait dans l’illusion que sa «révolution» démocratique mettrait de l’ordre dans les luttes de classes et écarterait indéfiniment la guerre civile. Le 25 avril 1974, ils se sont rencontrés et croisés dans la même erreur. La naissance de la nouvelle république fut aussi irréelle que la mort de l’ancien régime, mais elle contenait déjà toutes les contradictions annonciatrices d’une fin bien réelle.
Dans cette fête de la démocratie que célébra le 25 avril, le nouveau pouvoir n’avait pas celui de choisir ses invités : il devait les tolérer tous pour être lui-même toléré. Le prolétariat de Lisbonne s’abandonna à la généreuse ivresse de la fraternité, mais il lui donna un contenu pratique qui débordait déjà les phrases redondantes sur «l’unité antifasciste» en fraternisant avec les soldats contre la hiérarchie militaire, commençant ainsi à libérer ses libérateurs. Tous les partis politiques se retrouvaient pour souscrire à la proclamation du nouvel État, s’acceptant mutuellement comme alliés sous la garantie collective du M.F.A., qui leur permettait de renoncer respectueusement à ce qu’ils n’avaient jamais voulu, à l’arme de la critique et à la critique des armes. Mais la fraternisation dans la rue avançait déjà la critique de l’armée, et l’armée était alors tout ce qui restait de l’État portugais.
L’époque qui s’ouvre alors a pour fondement l’extrême misère du pouvoir d’État au Portugal. Le fascisme était devenu inséparable d’une guerre perpétuelle aux colonies. L’intérêt du peuple et des combattants était d’arrêter la guerre, celui des colonialistes et des généraux était de la gagner. Le fascisme et ses institutions politiques archaïques étaient entourés dans la métropole par des conditions modernes d’exploitation capitaliste. L’intérêt des travailleurs était de détruire le capitalisme, celui des partis était de le maintenir en modernisant et démocratisant les institutions. Incapable de tout et même de durer, le régime de Caetano s’est suicidé par impuissance, laissant ainsi aux travailleurs la tare initiale de leur mouvement : le fait de ne pas l’avoir tué. Mais ceux qui volaient aux travailleurs le premier acte de leur révolution moderne leur économisaient le dernier acte de l’ancienne époque. Le prolétariat a pris son ticket d’entrée sur la scène historique des mains des militaires qui abandonnaient le théâtre d’opérations de la dernière guerre coloniale. Et la révolution portugaise commençait ainsi par ce qui est la nécessité ultime de la révolution dans tous les pays : la subversion de l’armée.
La guerre ruineuse que l’État salazariste avait menée en Afrique non seulement n’avait pu résoudre, bien évidemment, le problème colonial, mais elle avait exacerbé tous les autres. Elle avait paru permettre de conjurer deux dangers bien différents, que représentaient respectivement les étudiants et les chômeurs : l’opposition réformiste technocratique et l’opposition révolutionnaire prolétarienne à la dictature. Mais transporter ces contradictions au sein de l’armée ne servit qu’à les armer.
Parce que l’État portugais avait lié son sort à la guerre coloniale, il dépendait de l’armée. Parce que la hiérarchie militaire devait faire accepter aux soldats le combat contre une guérilla mieux armée qu’eux, elle dépendait du refus de la base de se battre dans de telles conditions. Les capitaines se sont imposés à la base comme sa représentation politique pour finir la guerre, et à la classe dominante, sous la couverture de Spinola, comme sa représentation sociale de substitution pour commencer la paix.
Les étudiants, qui voyaient leur emploi par une modernisation technocratique bloqué par le fascisme, rêvaient donc, comme leurs homologues des autres pays, mais avec de meilleures raisons, de prendre le raccourci bureaucratique de la «révolution». Si en règle générale les étudiants et les cadres au chômage adhèrent à une idéologie bureaucratique (gauchiste ou stalinienne) dans l’espoir d’accélérer leur promotion, et rêvent ainsi d’ouvriers armés dont ils seraient l’État-Major, au Portugal ils se sont trouvés effectivement transformés en officiers d’ouvriers et de paysans habillés en soldats. Voilà la première bizarrerie de la révolution portugaise, qui explique toutes les autres : l’extrémisme bureaucratique du gauchisme, partout ailleurs désarmé, a été ici armé par l’État. Les fils de la bourgeoise dont la promotion de cadre était interrompue par quatre années à travers le sang et la boue de l’Afrique, y retrouvant ceux qui de leur côté avaient choisi l’armée comme seule perspective de promotion, se sont constitués avec eux en «Mouvement des Forces Armées», se donnant pour but à la fois d’arrêter la guerre coloniale et de sauver l’économie portugaise.
Le M.F.A. contenait ainsi la contradiction originelle de vouloir transformer l’État en ayant besoin en même temps de le défendre, puisque son programme ne pouvait être réalisé que par lui ; de se prétendre «révolutionnaire» pour avoir légalisé les contradictions sociales et de rester au centre de la médiation nécessaire à leur conservation ; de désirer que les Forces Armées soient le «moteur» de toutes les transformations sans se transformer elles-mêmes.
Dès le début, le M.F.A. n’a fait que ramasser le pouvoir qui tombait de tous les côtés, et par la suite il a dû chaque fois remplir le vide qui s’élargissait sans cesse au sommet de la société, avec les échecs successifs de la normalisation démocratique bourgeoise. Cette nouvelle version galonnée du pouvoir bureaucratique a du moins l’indéniable originalité de s’être édifiée malgré elle, contrainte et forcée. Les capitaines n’étaient que semi-gauchistes parce qu’ils étaient déjà dans le pouvoir de classe : leur Sierra Maestra avait été la jungle africaine, mais contre les guérilleros. Ils étaient cependant gauchistes dans la mesure où tout les poussait à devenir eux-mêmes le nouveau pouvoir de classe.
Mais on n’en était qu’au début. Les capitaines devaient recourir à Spinola pour être acceptés par la bourgeoisie réactionnaire, comme celle-ci devait les accepter pour avoir Spinola, qui portait tous ses espoirs. Et tous, unis par leur faiblesse face à la menace du prolétariat, savaient qu’ils ne pouvaient s’offrir le luxe nécessaire d’un Parti Communiste dans l’opposition. Les staliniens, de leur côté, n’hésitèrent pas sur les risques respectifs de défendre le pouvoir en y accédant ou en n’y accédant pas, car il s’agissait avant tout de lui permettre de se constituer en gagnant du temps auprès des masses. Spinola fut aussi pressé d’inviter Cunhal à siéger au gouvernement que celui-ci le fut d’accepter : ils l’étaient tous deux par le même ennemi.
Socialistes et communistes ont été appelés au premier Gouvernement Provisoire en temps que «représentants des masses» mais leur mandat et le peu de pouvoir qu’ils ont obtenu ne leur venait pas des masses mais de Spinola lui-même. Et ils ont en fait représenté Spinola auprès des masses bien plutôt que celles-ci auprès de Spinola, car ils voyaient dans sa personne la seule garantie de tolérance de la droite envers eux. Parents pauvres du pouvoir, mais en espérance d’héritage, ils l’assiégeaient respectueusement mais ne l’attaquaient pas. Au contraire ils le défendaient, car l’opportunité de diriger la vie politique dont ils avaient été exclus pendant quarante-huit ans n’était obtenue que parce qu’on leur avait permis de devenir visiblement ce qu’ils étaient déjà essentiellement : des partis de l’ordre. S’organisant à partir du terrain de l’État contre les luttes des travailleurs, ils se sont transformés en Junte de Salut de la «Junta de Salvação Nacional».
Avec la gauche comme alliée, le nouvel État risquait son présent par la tolérance de ce qui avait toujours été et serait à nouveau interdit, à seule fin d’assurer son avenir par la préparation de nouvelles lois anti-ouvrières et la création d’une structure de partis et de syndicats qui, sous le signe de «l’unité nationale antifasciste», aurait à construire la collaboration de classe.
Tous les pouvoirs d’Europe appaludissaient cette fausse jeunesse de l’idéologie bureaucratique ouvriériste, eux qui s’affolent de voir les mensonges syndicaux usés jusqu’à la trame et de plus en plus inutilisables. Mais déjà le 1er Mai à Lisbonne, au cours de la première manifestation de masse depuis un demi-siècle, alors que tout le monde était dans la rue et euphoriquement unanime, un ouvrier marchait seul avec cette pancarte, l’unique dont on se souvienne : «Attention, ouvriers ; vous avez maintenant trop d’amis !»
Car les faits ont la tête dure. Le fascisme avait congelé pendant quarante-huit ans les contradictions et les illusions à leur propos. Il a suffit de quarante-huit jours de démocratie pour que les contradictions murissent, et que les illusions pourrissent. Le vieil affrontement politique du fascisme et de l’antifascisme disparaissait de la scène, la question sociale revenait, dans sa vérité pratique toujours nouvelle.
Si un demi-siècle d’oppression salazariste avait pu faire croire aux travailleurs qu’elle ne finirait jamais, aussitôt qu’ils ont trouvé jour à en sortir ils ont été si surpris, si enthousiastes et si emportés qu’ils sont passés tout d’un coup à l’autre extrémité, et que, bien loin de considérer la révolution comme impossible, ils l’ont cru facile ; et cette disposition toute seule est quelquefois capable de la faire.
Dans l’euphorie de la libération, les travailleurs avaient signé un chèque en blanc au programme du M.F.A., mais on s’aperçut vite que c’était un chèque sans provision. Ils n’avaient reconnu à leurs ennemis le droit d’exister que pour pouvoir exister eux-mêmes, et leur renonciation formelle à leur autonomie de classe, ils la réfutaient journellement dans la pratique. Démontrant avoir bonne mémoire, et continuant la lutte qu’ils n’avaient jamais interrompue, ils commençaient seuls leurs luttes revendicatives. L’État gagnait du temps, ils brûlaient des étapes. Pendant la première vague de grèves, la majorité de la population s’est jointe au prolétariat urbain et rural dans un mouvement de contestation, d’arrêts de travail et d’occupations dont l’extension, mais surtout l’intensité et la forme, dépassait fin mai tout ce que la bourgeoisie avait pu attendre ou avait cru pouvoir supporter. Et le mieux était encore à venir.
Pour réorganiser et développer rapidement la production et moderniser les institutions, la nouvelle République du Capital avait besoin de la paix sociale. Pour l’obtenir elle avait d’abord compté sur son propre pacifisme. En avril, elle cherchait, donnant ceci comme son principal mérite, à n’effaroucher personne, s’effrayant elle-même continuellement, et pensant par sa mansuétude, sa vie passive, acquérir le droit à la vie et désarmer les résistances. Le fascisme est mort, tout le monde est démocrate, et «un peuple uni ne sera jamais vaincu»… Mais lorsque la fraternité des classes antagonistes dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en avril, inscrite en grandes lettres au front de Lisbonne, trouva en mai son expression véritable, authentique, prosaïque, dans la guerre sociale qui commençait, alors le pouvoir, staliniens en tête, dut jouer le jeu dangereux de forcer la dose sur l’idéologie et, agitant le spectre du fascisme, d’évoquer à tout propos l’ennemi commun aux masses et à l’État pour que les masses croient avoir quelque chose de commun avec cet État. Du moins les staliniens espagnols, lorsqu’ils firent le même travail pour la République pendant la guerre civile, avaient-ils en l’espèce, avec le franquisme, un moyen de chantage effectivement redoutable. Le grand malheur des staliniens portugais a été de ne pas avoir d’ennemis à droite qui soient présentables, parce que ceux qu’ils avaient, ils les avaient eux-mêmes baptisés démocrates.
Comme le prolétariat n’avait pas paru depuis cinquante ans sur la scène historique, les bureaucrates avaient absolument cessé de croire qu’il pût jamais s’y montrer ; et effectivement ce n’est pas grâce à lui qu’ils obtinrent leurs ministères. À force de le voir insensible à leurs injonctions «démocratiques et nationales» ils le jugeaient sourd ; et eux qui avaient le plus à redouter sa colère s’entretenaient à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait toujours été victime. Emportés par la routine de leur faux langage, il leur est arrivé cette comique mésaventure de voir leur creuse phraséologie dotée d’un contenu contre eux. Au mépris outrecuidant des bureaucrates répondit cette ruse du prolétariat de s’avancer masqué, derrière les mots d’ordre mêmes de l’État et des partis. Le saneamento, l’épuration des fascistes, prise au pied de la lettre, devint le règlement des comptes avec toute la classe dirigeante, qui aurait pu déclarer en bloc comme ce policier de la P.I.D.E. : «Nous aussi nous sommes des démocrates. Nous voulions adhérer au 25 avril, mais on ne nous a pas laissés.» Les bureaucrates pouvaient facilement protéger les grands capitalistes et les politiciens compromis, dont en fait personne ne se souciait, mais pas les sous-fifres que les travailleurs avaient sous la main dans les usines ou dans les mairies ; or c’était précisément avec cette couche de cadres que la bureaucratie, agissant pour le compte du nouvel État, devait s’entendre au plus vite pour réorganiser l’exploitation.
Comme devaient l’écrire en septembre les travailleurs de la LISNAVE, les chantiers navals de Lisbonne, dans leur premier communiqué à la population, «en menant cette lutte politique, l’épuration, elle — la classe ouvrière — prend conscience de lutter non seulement pour la chute des structures fascistes dans la LISNAVE mais aussi contre toute la bourgeoisie exploiteuse.»
L’époque se déclarait emphatiquement révolutionnaire, les travailleurs le devenaient sans phrases. Utilisant les moyens de communication, momentanément débarrassés de la censure, mais surtout se reconnaissant à travers leurs actes, livrant le combat sur le terrain de la production et de la vente des marchandises, ils commençaient à toucher à leur racine pratique les mystères de l’économie politique. Lorsqu’ils dénonçaient tout ce qui existe en dehors d’eux dans l’organisation du travail comme «sabotage économique», ils découvraient en fait l’irrationalité fondamentale de l’économie, que tout aménagement bureaucratique ne fait que renforcer. Pour échapper définitivement à toute manipulation stalinienne, il leur fallait encore, comme tous les travailleurs du monde, connaître l’économie elle-même comme sabotage de la vie. Mais tout les y menait.
Un tel processus était bien fait pour effrayer les staliniens. Et il les effrayait en effet. Voilà le malheur des partis bureaucratiques dans cette époque : ils ne se font croire que quand ils font sentir la puissance des travailleurs et il est presque toujours de leur intérêt de la faire moins sentir que croire. Assurément le stalinisme ne peut que craindre la stupidité des masses tant qu’elles restent conservatrices, et leur intelligence dès qu’elles deviennent révolutionnaires. Sachant qu’ils seraient rendus responsables même de ce qui se faisait malgré eux, les staliniens devaient tout sacrifier pour défendre un État qui était disposé à les sacrifier tous, et ils ne pouvaient rien faire d’autre que travailler à créer la situation dans laquelle ils ne seraient plus nécessaires.
Comme pouvait l’écrire dès le 26 mai les révolutionnaires les plus conscients : «Au contraire des bureaucrates bolcheviques, avec Lénine à leur tête, qui pour s’approprier le pouvoir étatique sont passés par l’élimination de Kérenski, le P.C.P. entre dans le pouvoir d’État avec Kérenski associé à Kornilov. Au contraire de ce qui est présenté apparemment comme une force de l’État portugais, le gouvernement provisoire est exactement le synonyme de sa fragilité réelle. Aucun parti, en particulier, ne peut s’approprier tout le pouvoir ; chacun est donc obligé de le partager. Les accords réels institués sont l’acceptation immédiate de la perspective de la démocratie bourgeoise, à grands pas sur la voie parlementaire, dans laquelle ils ont tous pour alliés ceux-là mêmes qui n’y tenaient pas. Si Mario Soares est un bon allié pour Spinola, celui-ci n’est cependant pas très présentable ni pour Alvaro Cunhal ni pour Mario Soares. Tous deux cherchent à se libérer de l’allié que l’histoire leur a donné, et c’est cela la véritable discussion entre eux, mais de peur de devoir accepter un Spinola encore plus autoritaire ce sont les masses qu’ils doivent désarmer immédiatement.» (Affiche du Conselho para o desenvolvimento da revolução social.)
Toutes les fractions au pouvoir, initialement d’accord pour désarmer le prolétariat afin de l’obliger à payer la «dette du fascisme», s’apercevant que le peu obtenu par les travailleurs, et surtout la façon dont ils l’avaient obtenu, était déjà trop, ont commencé à se diviser en s’accusant mutuellement, et avec raison, d’aggraver ou d’être incapables de résoudre la situation.
Mais la question centrale des divergences au sein de la coalition gouvernementale portait sur la manière de convaincre les capitalistes nationaux et étrangers de payer le «prix de la démocratie» : les coûteuses réformes nécessaires à la rationalisation et à la modernisation du capitalisme portugais. Les uns devaient respecter leurs anciens compromis, et les autres protégeaient leur électorat futur. En essayant de convaincre la bourgeoisie financière et industrielle, le nouveau pouvoir reconnaissait qu’elle dominait la situation, au-dedans et au-dehors du Portugal. S’étant refusé dès le début à abandonner sans résistance tout le pouvoir politique pour maintenir son pouvoir social, elle pratiquait le sabotage économique par la limitation du crédit et de l’emploi. Les capitalistes faisaient confiance à la promesse de Spinola de faire revenir la paix sociale plutôt que les soldats, et de conserver une grande partie de l’Afrique. Et de fait le salaire minimum a été le maximum que la bourgeoisie a accepté de donner pour sa propre cause.
L’empire «pluri-racial et pluri-continental» avait été l’espace vital démesuré et toujours en friche qui avait permis à la bourgeoisie portugaise de se maintenir dans son présent intemporel. (Un fait exprime au mieux ce recul de la bourgeoisie devant ses tâches modernes : en portugais le même mot sert à désigner à la fois l’exploration et l’exploitation.) Elle avait toujours voulu et réussi à ignorer le «mauvais côté» de son monde, organisant policièrement l’invisibilité du prolétariat et freinant arbitrairement, avec celui des conditions modernes de production, le développement de la pollution généralisée. Le coup du 25 avril, qui ne s’était pas fait contre elle mais à côté d’elle, lui annonçait ce qu’elle était obligée de devenir vite, et Spinola devait être le pont qui lui permettrait de franchir l’abîme qui la séparait de ses propres nécessités.
Ainsi la figure de Spinola dominait-elle la bourgeoisie de droite, qui ne pouvait accepter son avenir que sous les traits de son passé ; et c’est en ceci seulement que la sempiternelle comparaison journalistique avec De Gaulle était justifiée. Mimant De Gaulle dans des conditions bien plus difficiles, il ne pouvait l’être dans la mesure même où il lui aurait fallu pour réussir être à la fois le De Gaulle de 1944, de 1958, et de 1968. Il ne fut donc finalement que le De Gaulle piteux de 1969, cadavre politique digne pour toute épitaphe de ce trait de Retz : «Tout homme que la fortune seule a fait homme public devient presque toujours, avec un peu de temps, un particulier ridicule. L’on ne revient plus de cet état.»
Si l’image du Général-Président dominait la bourgeoisie de droite, lui-même était dominé par ce qu’il représentait au gouvernement : la continuité formelle de l’État. Pour tous il semblait identifier sa personne avec la cause de l’ordre, mais il identifiait en fait la cause de l’ordre à sa personne. Et si pour défendre l’ordre il dictait des lois et exigeait des pouvoirs, il n’était quelqu’un politiquement que pour avoir accepté, à un certain moment, de briser cet ordre. Ce rôle contradictoire de l’homme explique les contradictions de son gouvernement, ses tâtonnements confus, s’efforçant tantôt de gagner, tantôt d’humilier tel ou tel parti, et finissant pas les lancer tous en même temps contre lui. Manque d’assurance pratique qui contrastait comiquement avec le style présidentiel et catégorique de ses discours. Nationaliste émotif, Spinola voulait à tout prix la paix dans la métropole pour sauver ce qui pouvait l’être dans les colonies. Nationaliste cérébrale, la gauche voulait le contraire.
Mais il faut dire que Spinola n’avait rien d’extraordinaire, même dans son imbécillité : son incohérence était celle du pouvoir étatique dans une telle situation. Acculé à la «neutralité» par sa condition contradictoire de représentant des intérêts supérieurs du capitalisme portugais et d’agent de la «révolution démocratique», l’État devait arbitrer le corps à corps des patrons et des ouvriers, et intervenir partout pour maintenir le statu quo. Mais sans police syndicale et même sans police du tout, cette dure nécessité l’a obligé à s’en remettre chaque fois plus aux partis qui parlaient au nom de la classe ouvrière, à leur abandonner toujours plus, avec les besognes de basse police répressive et de haute police idéologique, la réalité de l’État.
Calomnies, mensonges, provocations et manœuvres de division des staliniens se sont jetés sur les travailleurs comme jadis la police de choc et la gendarmerie de Salazar. Et ceci a appris en accéléré aux prolétaires portugais ce que leurs camarades des pays plus avancés ont dû apprendre en cinquante années de contre-révolution permanente.
Qu’est-ce qu’un État qui ne disposerait pas de «détachements spéciaux d’hommes armés» ? Le Portugal nous a montré ce malheureux prodige. Il avait bien fallu mettre la P.I.D.E.-D.G.S. à l’ombre, les autres forces de police étaient négligeables, et surtout risquaient, à être trop vite remises à l’ouvrage, de devoir subir le même sort que la P.I.D.E. Spinola avait nommé à la tête de la commission pour le «démantèlement» de la P.I.D.E.-D.G.S. le général Galvao Melo. Qu’il suffise de dire pour caractériser ce triste sbire, limogé le 28 septembre et arrêté le 11 mars, qu’il compara froidement, au cours d’un voyage officiel au Brésil, le 25 avril au coup d’État militaire de mars 1964 contre Goulart. Pour donner corps sans doute à cette thèse très spéciale, il fit tout son possible dès le début pour sauver ce qui pouvait l’être de la P.I.D.E. Quant aux bureaucrates de la gauche, chargés de dépouiller dans le plus grand secret les innombrables dossiers de l’ancienne police politique, ils se mirent vite d’accord pour ne pas les publier, et surtout pour en dissimuler l’essentiel : le réseau d’informateurs qui avait assuré à la P.I.D.E. son efficacité. Certaines «révélations» furent utilisées dans les luttes entre gangs bureaucratiques, mais, sous le contrôle des staliniens, la commission de démantèlement de la P.I.D.E. se transforma progressivement en commission d’organisation de la future police politique.
En attendant, il fallut bien, pour les nécessités brûlantes de l’ordre public, avoir recours aux troupes régulières, qui après le 25 avril jouissaient d’un grand prestige auprès des masses. Mais ce prestige ambigu avait pour base la fraternisation, il impliquait le respect du dialogue, la libre discussion des problèmes. Ainsi, en mêlant l’armée à tous les conflits, le pouvoir la rendait de moins en moins sûre : ce n’était pas tant l’armée qui ramenait le calme que le désordre qui gagnait l’armée. Les soldats n’utilisaient pas leurs armes, ils parlaient ; et comme ils parlaient, ils écoutaient aussi, et s’imprégnaient chaque fois plus de l’esprit de liberté et de contestation des travailleurs.
La classe ouvrière portugaise avait occupé le terrain que la démocratie lui avait ouvert sans avoir eu le temps de l’aménager pour l’y contrôler : le terrain du syndicalisme, mais vide de syndicats. Les travailleurs ont ainsi pris dès le début l’habitude et le goût de la démocratie directe, et si leurs revendications n’avaient d’abord rien de particulièrement subversif, la manière dont ils les formulaient l’était sans aucun doute déjà. Lorsque les syndicats, ces écoles de la passivité, furent institués par en haut, en reprenant les structures corporatistes fascistes, ils se trouvèrent avoir affaire à des travailleurs qui s’étaient déjà transfromés et éduqués eux-mêmes dans l’organisation de leurs luttes, se réunissant à la base en assemblées générales, élisant leurs délégués et leurs comités de grève. La peur et la haine des bureaucrates devant ce mouvement spontané éclate chez ce stalinien qui ultérieurement déclara carrément qu’il allait éviter les assemblées générales où «les manipulations sont faciles vu la très faible politisation de la base» (Le Monde du 30-31 mars 1975). Le même autoritarisme idéologique, qui appelle manipulation la libre discussion et politisation la soumission aux appareils, avait déjà amené le stalinien espagnol J. Hernandez à expliquer ainsi en mars 1937 la «manie de la socialisation et des saisies» qui s’était emparée des masses : «Pourquoi les travailleurs sont-ils tombés dans ces erreurs ? En premier lieu, par méconnaissance du moment politique dans lequel nous vivons, qui les a amenés à croire que nous étions en pleine révolution sociale.» On sait que ce genre d’interprétations ne précède généralement que de peu sa démonstration à coups de fusils : comme à Cronstadt, comme à Barcelone.
Ce furent évidemment des militants socialistes et surtout staliniens qui occupèrent les postes syndicaux, lorsqu’ils n’y étaient pas déjà infiltrés pendant le fascisme ; mais ceux qui ne furent pas dégoûtés par leur nouveau travail n’y gagnèrent que de démontrer plus vite leur ignominie. Leur difficulté à arrêter le mouvement de grèves ou de menaces de grèves qui frappait toutes les usines du pays, ou du moins à limiter les dégâts, fut pour le pouvoir le premier signe que le nouvel ordre était bâti sur le sable, et que ce sable était mouvant. Après la première vague du mois de mai, le salaire minimum de 3300 Escudos (pendant la clandestinité le P.C.P. en exigeait 6000) avait été décrété à la hâte pour acheter la tranquillité. Les travailleurs, qui avaient d’abord découvert leur force dans la faiblesse de leurs ennemis, apprenaient maintenant combien elle était révolutionnaire par la haine et la calomnie des patrons et de tous les partis. La gauche combattait maintenant ouvertement ce qu’elle avait d’abord dû tolérer.
L’époque des grèves dures commençait, les occupations où la production continuait sans patrons, sans administrateurs, l’épuration des cadres fascistes, c’est-à-dire presque tous, la vente sauvage au public et aux autres entreprises, la prolifération des journaux de grèves, l’organisation de liaisons entre les usines. Ce tournant fut marqué par la grève des Postes (C.T.T.), où les staliniens utilisaient toutes leurs armes, et où les grévistes commencèrent à forger les leurs en communiquant la vérité de leur lutte. Ils avaient compris que, comme le disait un tract d’agitation sur le moment, «le prix pour pouvoir exiger librement ses revendications est de savoir y renoncer “librement”» (19 juin 1974).
Le durcissement des grèves à partir de juin a conduit tout droit à la crise gouvernementale de juillet, mais il a surtout marqué dans le mouvement des travailleurs le début d’une formulation autonome de ses tâches, qui devait bien évidemment ridiculiser ce qui avait toujours été insignifiant : le gauchisme organisé. Parti de rien, il est très vite parvenu à la misère. Condamnés à être toujours doublé à droite par les staliniens et à gauche par les travailleurs, les gauchistes sont restés stupides avec leur faucille entre le marteau et l’enclume, remâchant amèrement leurs bribes d’orthodoxie sans emploi et même sans prestige dans une telle époque. Après avoir proféré leurs derniers bredouillis sur la juste lutte des mouvements de libération africains, leur seule perspective aurait pu être de faire, face aux staliniens au gouvernement, ce que les staliniens font quand ils ne sont pas au gouvernement. Mais si les staliniens les combattaient, les travailleurs les méprisaient. Arrivés trop vieux dans un monde trop jeune, ils n’ont fait que suivre. Et leur dernière arriération consiste à croire qu’ils sont arrivés trop tôt.
Incarnant la réalité bureaucratique dont le gauchisme ne détenait que l’illusion intempestive, le P.C.P. était sorti de la plus longue des clandestinités comme le dernier parti stalinien maintenant l’idéologie du bolchevisme et s’appuyant sur une base essentiellement ouvrière. Sautant cinquante ans en quelques mois, comme le mouvement réel, il devait être le premier à montrer le visage contre-révolutionnaire moderne du stalinisme, à l’heure du «compromis historique». S’il y a perdu les plus combattifs de ses militants dans la classe ouvrière, il y a gagné chez les étudiants, les journalistes, les employés et les officiers ceux qui peuvent être ses meilleurs soutiens dans son nouveau rôle d’idéologue actif du maintien de la domination de classe contre chaque classe particulière. Car ce n’est plus le stalinisme qui se décompose, mais la société qui, en se décomposant, devient stalinienne.
Spinola, quant à lui, fut victime jusqu’à la fin du seul procédé d’intimidation par lequel la droite réactionnaire, bien que minoritaire, imposait sa politique au gouvernement : le mythe du Parti communiste travaillant à s’emparer du pouvoir. Le P.C.P., qui ne travaillait d’aucune manière à cela, s’était bien plutôt mis au service du pouvoir sans jamais arriver à lui imposer sa politique. Les staliniens ont voulu jusqu’à la fin sauver Spinola, mais celui-ci croyait qu’il lui était possible et nécessaire de se sauver sans eux : il ne faut pas négliger le rôle de la bêtise dans l’histoire.
En expulsant spectaculairement ses adjoints socialistes et communistes du premier Gouvernement Provisoire en juillet, Spinola leur reprochait bruyamment de ne pas avoir bien accompli leur tâche de neutraliser les travailleurs, tandis que la gauche reprochait discrètement au Président de n’avoir pas bien accompli, et d’avoir retardé, le compromis avec les mouvements de libération, nécessaire pour assurer l’ouverture internationale du Portugal et la neutralisation des masses africaines. La guerre coloniale continuait et la guerre sociale ne faisait que commencer.
Solidaires jusque-là du secret étatique, sur la question coloniale et le reste, les ministres de gauche chassés se sont vus obligés de prendre l’initiative, non pas tant parce qu’ils voulaient éliminer la droite, mais parce que la droite n’avait pas pu les éliminer. Un peu plus intelligent que Spinola, Vasco Gonçalves, qui représentait la gauche du M.F.A., vit bien que ces faibles bureaucrates étaient encore les meilleurs défenseurs de la société actuelle, donc indispensables. Mais ce qui détermina le soutien du M.F.A. à la gauche et produisit, avec la perte du premier ministre Palma Carlos, l’affaiblissement de Spinola, ce fut surtout la question coloniale : plus proche de la réalité que les plans de Spinola pour cinquante ans de fédéralisme avant l’indépendance totale des colonies, le M.F.A. était bien conscient du fait qu’un mois de plus de guerre aurait achevé la décomposition de l’armée, et donc de l’État. On avait déjà dû arrêter des compagnies entières qui, leurs officiers en tête, se refusaient à embarquer pour l’Afrique, et chaque départ était marqué par des manifestations de protestation dans les aéroports militaires.
Avec les mouvements de libération, auxquels Spinola niait toute autre autorité que celle de cesser le combat, l’alliance, non seulement était souhaitable, mais possible et urgente : car eux-mêmes étaient obligés de s’allier à l’État portugais pour la répression de la révolte des masses africaines et des grèves qui menaçaient les projets de tous. Ils devaient montrer au monde leur capacité à construire et gérer de nouveaux États, sacrifiant les masses révoltées pour proclamer, avant même d’être effectivement indépendants, leur indépendance vis-à-vis d’elles.
Le M.F.A. ne pouvait donc qu’appuyer la gauche et s’opposer à Palma Carlos et celui-ci, après quelques jours de crise secrète, dut démissionner le 9 juillet, provoquant une autre semaine de crise publique, mais dont personne ne connaissait l’origine. Le 17 Vasco Gonçalves était nommé premier ministre.
Le deuxième Gouvernement Provisoire a été présenté comme une victoire du M.F.A., mais en prenant cette précaution de ne pas dire sur qui : l’opération de Spinola avait raté, mais le modus vivendi et le secret sur les divergences au sein du gouvernement furent reconduits en prenant le malheureux Palma Carlos comme bouc émissaire. Si la victoire des partis de gauche et des capitaines du M.F.A. dans cette crise gouvernementale marque la fin réelle de la guerre coloniale au Mozambique et en Guinée, obligeant Spinola à accepter les mouvements de libération comme alliés et comme «mal nécessaire» pour arrêter la guerre civile qui menaçait en Afrique, ce fut en fait une victoire défensive des deux côtés, c’est-à-dire une victoire que tout le monde acceptait, mais que personne n’avait voulue.
La seule mesure offensive du M.F.A. à ce moment a été la création du COPCON (Commandement Opérationnel du Continent), destiné à garantir en actes toute la politique du deuxième Gouvernement Provisoire. Créé officiellement pour le maintien de l’ordre interne et pour coordonner la défense contre une hypothétique agression extérieure, le COPCON a trouvé dès le début son ennemi intérieur en défendant le gouvernement contre la réaction et le M.F.A. contre la réaction dans le gouvernement, les défendant tous contre le prolétariat, véritable ennemi extérieur campé aux portes du «Portugal novo».
Commandement spécial coiffant les compagnies jugées les plus sûres dans les différentes armes, le COPCON était une mesure d’autorité, et le premier signe d’une restauration de l’État à partir du M.F.A., mais c’était une mesure qui montrait bien la faiblesse et la timidité d’une autorité qui ne peut pas se doter de corps spécialisés dans la répression, en les prélevant dans les troupes et en leur donnant un entraînement spécial, parce qu’il lui faut avant tout maintenir la fiction de «l’armée démocratique». Et il restait à savoir, puisque l’armée était tout ce qui restait de «sûr» au Portugal, et le COPCON tout ce qui restait de «sûr» dans l’armée, qui allait s’assurer du COPCON, et pour faire quoi. Le commandement du COPCON fut attribué à Otelo Saraiva de Carvalho, jeune capitaine nommé immédiatement brigadier-général, en même temps que gouverneur militaire de Lisbonne, et qui avait été l’organisateur sur le plan militaire du coup du 25 avril. Dès le début, il ne cacha pas son mépris pour les généraux de droite, affiché dans ses déclarations comme dans ses actes. Face à Spinola, Carvalho allait incarner l’alternative militaire de gauche, et son étoile commençait à briller dans la mesure même où l’autoritarisme policier de la droite devait céder la place à l’autoritarisme idéologique de la gauche.
Le COPCON assurait d’une part une protection opérationnelle réelle au M.F.A. dans une armée qui était déjà, comme on le verrait plus tard, aussi divisée que le reste du pays ; il institutionnalisait d’autre part la division du travail répressif qui, pour interrompre les luttes les plus menaçantes des travailleurs, ne nécessitait pour le moment qu’une poignée de militaires et la caution morale du P.C.P. Dès la fin août, on vit les uns et les autres en action contre la grève de la T.A.P. (transports aériens). Parallèlement — le 27 août — le nouvel État se dotait d’une législation anti-ouvrière avec la loi sur la grève (interdite en dehors des périodes de renouvellement des contrats collectifs, pour des motifs politiques et par solidarité ; interdites aussi les occupations) qui donnait aux patrons le droit au lock-out. Si le 28 août le travail reprend partiellement, sous contrôle militaire, à la T.A.P., l’agitation s’étend néanmoins dans les jours suivants, grâce aux liaisons autonomes qui commencent dès lors à s’organiser. Le 19 septembre six mille ouvriers de la LISNAVE sortent dans les rues manifester, contre les consignes de l’Intersyndicale stalinienne, et malgré la présence de troupes du COPCON aux portes des chantiers navals, destinées à leur interdire la sortie : les fusillers-marins, puis les parachutistes, cèdent devant la détermination des ouvriers. Ceux-ci distribuent dans Lisbonne leur premier communiqué des travailleurs de la LISNAVE à la population, qui affirme leur solidarité avec toutes les grèves et leur détermination de lutter contre toutes les lois anti-ouvrières.
L’Intersyndicale et les staliniens ont été désavoués, le COPCON a montré sa faiblesse : une police qui croit à l’idéologie du «peuple uni» est qui salue les ouvriers le poing levé, n’acceptera pas facilement de tirer les premiers coups de fusil sur les grévistes. Le programme de répression de la gauche s’avérant apparemment insuffisant, c’est donc l’heure pour la droite de montrer ce qu’elle sait faire. Et elle pense faire mieux : les staliniens essayèrent jusqu’à la fin de lui faire accepter leurs avances, mais elle persista dans son intransigeance minérale, comptant sur la réussite facile de sa conspiration. Le deuxième Gouvernement Provisoire devait donc aussi s’effondrer.
Le violent discours anticommuniste de Spinola le 10 septembre fut la voix de la mauvaise conscience de l’État, dont la bonne conscience était le M.F.A. Convenablement appuyé par la droite légale du P.P.D. et des «démocrates-chrétiens», c’était l’appel du Général-Président à la «majorité silencieuse» pour lui donner la caution nécessaire à un coup dans l’État, mais auquel ne répondit pratiquement que la «lumpen-bourgeoisie», les fascistes et la droite illégale, désireuse d’intervenir légalement dans le pouvoir. Que Spinola, après le fiasco de la ridicule manifestation de ses partisans le 10 juin, ait encore compté sur ses mauvais alliés de droite pour la difficile tâche d’éliminer ses mauvais alliés de gauche, cela ne peut s’expliquer, à part les hautes complicités qu’il escomptait, que parce qu’étant leur chef il devait les suivre…
Quand l’extrême-droite passa à l’offensive, comme tout le monde s’y attendait, les masses étaient ignorantes de ce qui se passait réellement et de la position du Général-Président, les moyens d’information capitaliste et les partis ayant suivi leur tendance naturelle à tout faire pour dissimuler le danger et l’agonie interne du Gouvernement à la majorité de la population. Celle-ci, indifférente devant la fausse alternative électorale future entre la droite modérée et la modération d’un Front Populaire plutôt utopique, ne voyait d’une part que les pronunciamientos de la droite extrémiste qui se succédaient et de l’autre les pronunciamientos du P.C.P. pour la droite qui se multipliaient. Dans une course pour voir qui était le plus prudent, le chef du COPCON et le ministre du Travail assuraient à l’ambassadeur américain et aux sociétés multinationales que leurs intérêts seraient «énergiquement garantis» ; la gauche officielle réprimait tout hors de l’appareil étatique et soutenait tout au-dedans, se plaignant hypocritement et lâchement, jusqu’à être démentie par Spinola lui-même, de «l’usage abusif du nom du Président de la République» par les fascistes. Le P.C.P., quoique directement menacé, dénonçait tout «affrontement direct» qui altèrerait une légalité qui, d’après ses éditorialistes, garantissait «une marge large et sûre».
L’honneur que la jeune République n’avait pas pour elle-même, a été sauvé contre elle par les seuls travailleurs : défiant ouvertement les lois anti-grève et anti-réunion, ils ont montré à la partie indécise de la bourgeoisie et de l’armée qu’elle devait compter avec un adversaire puissant. Imitant ces exemples de courage, les partis et les syndicats pouvaient encore jusqu’au dernier jour renverser la situation et passer à l’offensive en appelant à la grève générale, mais cela leur paraissait bien plus dangereux encore que la menace fasciste. Même quand Spinola s’est ouvertement compromis, toute la gauche de l’État appelait les masses à arrêter «la marche sur Lisbonne du monstre fasciste», sans dire que la tête était dans la ville, au cœur du gouvernement.
C’est la classe ouvrière elle-même qui a visiblement découvert cette crise secrète. C’est la descente dans la rue des masses populaires, la nuit du 27 au 28 septembre, même désarmées et sans informations au moment critique, qui a rendu public ce qui jusqu’alors était resté caché, et forcé par sa présence le développement ultérieur des interventions successives de la gauche et du M.F.A. Si le 25 avril la classe oubliée de l’Histoire se trouvait derrière le M.F.A., le 28 septembre la classe qui n’oublie pas l’Histoire se trouvait devant lui, obligeant les capitaines semi-gauchistes qui, au début, entouraient seulement les généraux, à se retrouver soudainement encerclés à leur tour par les soldats, les marins et les masses. Et celles-ci n’étaient plus celles du 25 avril, elles intervenaient d’une autre façon et avec une autre conscience.
Si tout au Portugal s’était jusqu’ici modifié dans le dos des travailleurs, le 28 septembre, pour la preière fois, tout commença par leur force, mais pour finir au profit de ceux qui n’étaient que les ennemis de leurs ennemis. La détermination et la vitesse avec laquelle les travailleurs ont répondu à l’appel des partis et des syndicats ont montré qu’ils méritaient autre chose : ce qu’ils ne peuvent se donner qu’eux-mêmes. Mais le fait qu’ils ne se soient pas mobilisés avant l’appel explique pourquoi les barrages n’étaient pas des barricades, et pourquoi ils n’ont été dressés que hors des villes et vers l’extérieur. Et si, à ces barrages, on a bien vu que la récompense du soldat pauvre c’est le riche désarmé, la désobéissance initiale et générale des soldats et des travailleurs aux ordres de Spinola et de ses généraux n’empêcha pas l’obéissance finale aux capitaines, qui quoique «saluant de la main gauche», continuaient à saluer les généraux.
La tragédie d’honneur que tous attendaient du premier coup de l’extrême droite se réduisit, par l’impéritie et le manque de préparation des uns et des autres, à une comédie des erreurs dont le seul résultat visible fut la démission de Spinola et son adieu-déclaration de guerre. Avec lui sortirent du gouvernement ceux qui croyaient que, comme pendant la Restauration, on devait encore au Portugal attaquer les apparences pour justifier les réalités, et pas le contraire.
Du 28 septembre 1974 au 11 mars 1975
«… les intentions politiques initiales se modifient beaucoup au cours de la guerre, et peuvent devenir à la fin totalement différentes, précisément parce qu’elles sont en partie déterminées par le succès et par les résultats probables.»
Clausewitz, De la guerre.
Les six mois écoulés entre le coup précipité du 28 septembre 1974 et le putsch tardif du 11 mars 1975 marquent la séparation définitive entre la lutte politique des différents programmes de désarmement des masses et le mouvement autonome des masses elles-mêmes. Tandis que l’idéologie antifasciste, appauvrie à l’extrême avec son ennemi, occupe la superficie de l’information, de plus en plus contrôlée par les nouveaux gérants du pouvoir, M.F.A. et staliniens, la révolution s’infiltre en profondeur dans la vie sociale. Et là, où elle découvre ses tâches réelles, il lui faut apprendre à se les formuler selon son propre langage.
Ce qui avait été la ruse historique du prolétariat pendant la première période, l’antifascisme pris au mot et mené à ses dernières conséquences pratiques, ne peut plus lui servir alors qu’il lui faut connaître et nommer ses nouveaux ennemis, ceux qu’il s’est lui-même produit, la contre-révolution stalino-militaire massive et puissante qu’il fait surgir en face de lui. Au cours de cette phase de clarification rapide se fait cruellement sentir l’absence d’un courant radical organisé qui sache, à chaque moment décisif du processus, concentrer en quelques hypothèses et en quelques objectifs pratiques ce qui est dans toutes les têtes et déjà sur toutes les lèvres.
Sous son aspect supérieur, la guerre sociale ne consiste pas en une quantité infinie de petits événements analogues en dépit de leur diversité, que l’on peut dominer plus ou moins bien selon que sa méthode est plus ou moins bonne, mais en un certain nombre d’événements singuliers de grande envergure et décisifs qu’il faut aborder séparément. Mille exemples particuliers démontreraient le travail répressif des staliniens, mais fondamentalement ne serviraient à rien, parce qu’ils n’expliqueraient pas, comme ne l’expliquent pas les lamentations gauchistes ou ultra-gauchistes, en quoi ce travail répressif est différent de celui qu’ils font toujours et partout, et depuis longtemps. Si ce qui se passe aujourd’hui au Portugal, et la façon dont cela se passe, peut influer lourdement sur l’avenir de la révolution sociale en Europe et dans le monde, c’est que pour la première fois dans un pays non-bureaucratique, les staliniens n’ont pas pour rôle d’organiser la défaite du prolétariat et d’être vaincus avec lui (militairement comme en Espagne en 1936, ou politiquement comme en France en 1968), mais d’être eux-mêmes directement victorieux du prolétariat.
L’effondrement de la droite le 28 septembre a obligé les staliniens et leurs alliés du M.F.A. à faire eux-mêmes et seuls ce qu’ils auraient préféré faire avec la droite, mais que la droite voulait faire sans eux. Les masses ont été en fait seules victorieuses le 28 septembre, mais il leur a manqué de le savoir vraiment pour utiliser cette victoire. Il n’y a pas eu de victoire de la gauche sur la droite, mais une retraite du pouvoir sur une nouvelle ligne de défense.
Le 28 septembre n’a été qu’une erreur de plus de la classe dominante portugaise ; il n’a pas révélé mais seulement confirmé une impuissance qui était déjà contenue dans le compromis du 25 avril. Le capitalisme financier qui n’avait longtemps possédé le Portugal, par salazarisme interposé, que pour continuer à posséder les colonies, savait depuis quelque temps déjà que sa seule perspective d’avenir était d’abandonner les colonies pour entamer la colonisation marchande en profondeur de la métropole. Mais il crut pouvoir atténuer les conséquences et les risques d’un tel choix en le diluant dans le temps, et, hésitant entre deux partis, il prit le plus mauvais, qui est de prendre quelque chose de chacun : Spinola pour sauver les colonies, et les capitaines avec la gauche pour sauver la métropole. N’ayant pas su choisir entre les grands inconvénients, il les a tous eu : Spinola n’a pas pu sauver les colonies, ni se sauver lui-même. Le M.F.A. et la gauche ont pu jusqu’ici sauver la métropole, mais finalement pas les sauver eux, les capitalistes.
Pendant la crise de septembre, la bourgeoisie de droite montra qu’elle ne savait ni choisir ni accepter, ni vivre ni mourir, ni supporter la nouvelle République, ni la renverser, ni collaborer avec les staliniens, ni s’en débarrasser. De qui attendait-elle donc la solution de toutes ces contradictions ? Du calendrier, de la marche des événements. Elle cessait de s’attribuer un pouvoir sur les événements, les obligeant ainsi à lui faire violence, et provoquait par là la puissance à laquelle elle avait, dans sa lutte contre le prolétariat, abandonné les uns après les autres tous les attributs du pouvoir, jusqu’à ce qu’elle apparût elle-même complètement impuissante en face d’elle. Avec Spinola, la bourgeoisie n’avait possédé que le rêve anachronique et inopérant d’un «bonapartisme» dont il lui fallait maintenant supporter la réalité stalino-militaire moderne.
Car si les classes possédantes avaient été obligées, bien malgré elles, de se remettre entièrement entre les mains du M.F.A., en tant que classe dominante de substitution pour le sauvetage et la relance de l’économie marchande, le M.F.A., pour sa part, dut se remettre lui-même entre les mains des staliniens, en tant que propriétaires de l’idéologie appropriée à une telle tâche. Sans avoir été léninistes, car ils n’avaient pas pris le pouvoir au nom d’une classe mais l’avaient ramassé au nom de toutes, les capitaines sont donc devenus staliniens dans la mesure où ils ont dû défendre et renforcer le pouvoir d’État contre toutes les classes. Le P.C.P., outre son travail normal de répression subalterne, en est arrivé ainsi à assumer le rôle de penseur du nouveau pouvoir, produisant et transmettant l’illusion que ce pouvoir doit faire partager sur lui-même. Ne pouvant ni ne voulant s’approprier totalitairement le pouvoir, il a accepté avec joie l’opportunité d’être le tuteur idéologique de ces nouveaux riches de la politique, les capitaines.
La deuxième période de la révolution portugaise semble répéter, en en soulignant le trait, les péripéties qui n’avaient été qu’esquissées au cours de la première, comme pour qu’en sorte confirmée la conclusion. Les protagonistes politiques rejouent leurs cartes respectives, mais cette fois avec une pleine conscience de l’enjeu. Si dans la première période, ils avaient tous été surpris par le mouvement des masses, et avaient dû se replier dans le désordre, ils agissent maintenant à partir du nouvel équilibre défensif qui s’est instauré à la fin de septembre ; d’accord pour ne pas rompre cet équilibre, ils ne le sont pas sur la manière de regagner le terrain perdu et régler la crise sociale que le prolétariat a installé au cœur de la société portugaise. Ceci devenant de plus en plus urgent, surtout à partir de janvier, la nouvelle coalition devait à son tour se désagréger, au profit du programme répressif le plus cohérent.
Après le 28 septembre, une fois la situation clarifiée en sa faveur, la gauche, dont la lâcheté avait donné à la conspiration hasardeuse de Spinola et de la droite ses seules chances de réussite, confessa soudain ce qu’elle avait toujours su : que le «danger fasciste» se trouvait dans la coalition. Elle accepta la victoire que lui offrirent les masses, trop heureuses que Spinola et la droite la moins présentable soient les seuls vaincus, afin de pouvoir s’entendre avec la droite la plus réaliste. Et elle en fit réellement sa victoire avec le «dimanche de travail» du 6 Octobre, véritable appel d’offres de ces loyaux gérants aux capitalistes nationaux et étrangers.
Pendant cette période où tout semblait recommencer comme un 25 avril contrôlé bureaucratiquement, Spinola et l’extrême-droite se sont perdus en agitant mal à propos le spectre d’une révolution qu’ils ne comprenaient pas, tandis que toute la gauche au pouvoir se retrouvait dans l’illusion mal assurée que cette révolution, qu’elle ne comprenait que trop bien, pouvait être canalisée. Et la vérité a profité de ces deux erreurs pour suivre son chemin irréversible au sein des masses. «La vérité est comme l’huile», pouvait-on lire sur les murs des usines occupées ; et en effet, malgré toutes les secousses de diversion, elle revenait toujours à la surface : il s’agissait bien d’une révolution moderne, dont le contenu réel débordait aussi bien les phrases d’alarme tragico-comiques de la droite que celles d’apaisement démocratique de la gauche.
Le 28 septembre avait appris aux soldats et aux travailleurs qu’aussi bien Spinola que le M.F.A., les partis de droite comme les partis de gauche, tous avaient été d’accord pour leur mentir et leur dissimuler jusqu’au bout la véritable situation. Et tandis que les staliniens s’attardaient à traiter Spinola de traître, les travailleurs commençaient à ne plus compter que sur eux-mêmes : on est trahi que si l’on est confiant. C’est pourquoi déjà, la nuit même, lorsque Cunhal vint demander le démantèlement des barrages, il n’eut pas plus de succès que Spinola lorsqu’il l’avait ordonné à la radio.
Les mensonges qui avaient cours la veille encore se sont vus brutalement démentis par les faits : les staliniens devaient limoger eux-mêmes des cadres compromis dans la tentative de coup d’État, après les avoir défendus, par la calomnie et la répression, contre les grévistes qui demandaient leur épuration. Avant d’avoir à mentir pour eux-mêmes, les bureaucrates avaient déjà usé leurs mensonges et leur crédit pour Spinola. Ainsi, dans un pays où pendant un demi-siècle le mensonge avait été monopole d’État, le premier objectif que s’est donné le mouvement révolutionnaire des travailleurs et des soldats portugais, bien avant la formulation cohérente de ses tâches, et même avant la liaison entre les comités de base démocratiques élus dans les usines et les casernes (liaison qui s’organise maintenant), ce fut d’abord la pratique d’une exigence de la vérité et de la non-falsification. Tout ce qui falsifiait a commencé à être discrédité, boycotté et traité en canaille. Le dialogue s’est imposé partout, dans les usines et dans les rues, comme l’arme qui contient le mode d’emploi de toutes les autres.
Spinola et sa bande étaient partis, mais la plus directe réalité oppressive restait bien là, et ne donnait pas signe de vouloir démissionner. Les immenses problèmes concrets qui se posaient ne pouvaient attendre les projets chimériques des économistes, ni la bonne volonté des capitalistes, suspendue à des élections encore très lointaines. Pour faire marcher la société, les staliniens et le M.F.A. ont dû remplir le vide de pouvoir, dans la politique et l’économie, laissé par l’épuration, l’effondrement de la droite et la prudente expectative de l’ensemble de la bourgeoisie. Mais comme ce processus était le produit du développement autonome des masses, tandis que les bureaucrates occupaient le sommet de la société, celles-ci en occupaient la base, et commençaient à s’approprier le terrain de leur révolution. Si, sur le terrain politique, elles n’avaient affronté que les ennemis de leurs faux amis, sur leur propre terrain social elles devaient combattre tous leurs ennemis, car sur ce terrain tous sont leurs ennemis, séparément ou ensemble.
La révolution portugaise désespère, à juste titre, tous les hommes du pouvoir et tous les pouvoirs du monde parce qu’elle montre à l’évidence que les travailleurs ne sont pas poussés à la subversion de cette organisation sociale par quelque enthousiasme passager pour des slogans extrémistes, mais bien par l’impuissance durable de tout ce qui existe en dehors d’eux, qui leur donne l’opportunité et le besoin de prendre en charge l’organisation matérielle de leur vie. Inutile de passer ici en revue les centaines de «Lip» qui sont, depuis des mois, la vie concrète de milliers et de milliers de travailleurs. Qu’il suffise de dire qu’une grande partie du Portugal vit grâce à la capacité d’auto-organisation des travailleurs, et ne survit que grâce à celle des soldats. Et quand un pays ne peut plus être gouverné contre les travailleurs, il ne peut bientôt plus être gouverné que par eux, ou en leur nom. Mais pour que la représentation prenne la place de la classe, au train où vont les choses, ou plutôt ce qui les fait danser, il faudrait une répression ouverte.
La classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : combattre ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. Le besoin de la vérité, qui avait été sa première exigence pratique, l’amenait directement à connaître la vérité de ses besoins : à cette conscience de la nécessité qui doit mettre l’économie à son service, contre la fausse conscience stalinienne qui veut la mettre au service de l’économie. Après le «dimanche de travail» pour «l’économie nationale», des travailleurs de la T.A.P. écrivaient le 27 octobre : «Les difficultés économiques de ceux qui exploitent n’intéressent pas les travailleurs. Si l’économie capitaliste ne supporte pas les revendications des travailleurs, voilà une raison de plus pour lutter pour une nouvelle société, où nous puissions nous-mêmes avoir pouvoir de décision sur toute l’économie et la vie sociale.»
À partir du mois de janvier, la constitution des camps réels de la guerre de classes se précipite. Le M.F.A. appuie la loi qui fait de l’Intersyndicale stalinienne le syndicat unique, et elle est adoptée par le gouvernement malgré l’opposition des socialistes. Ceux-ci doivent, comme chaque fois avant et après, ravaler piteusement leur programme de normalisation démocratique et suivre en maugréant la pente de la bureaucratisation, parce qu’à partir des prémisses contre-révolutionnaires communes à tous, et dans une telle situation d’incertitude, chaque nouvelle mesure est la conséquence logique des choix précédents ; et rend plus irréaliste la perspective du retour à l’ordre au seul moyen des élections.
Si les socialistes avaient tort du point de vue de l’État, ils n’avaient aucune raison qui puisse intéresser les travailleurs. Ils n’auraient pu s’opposer sérieusement aux staliniens qu’en en appelant aux masses et à la démocratie ouvrière, mais c’est ce qu’ils voulaient moins que toute chose. Ils durent donc attendre avec la droite que les élections leur donnent une autorité légale que les décisions auxquelles ils souscrivaient avec la gauche leur enlevaient par avance. Les moins bêtes, voyant venir le coup de balai, se mettaient déjà du côté du manche : c’est ce qu’on appelle dans la presse une «scission de la gauche du Parti Socialiste».
De son côté le mouvement des travailleurs, qui à travers mille crimes particuliers vise déjà spontanément le dépassement de l’économie, commence à se donner en janvier, avec les moyens de son unification pratique, la possibilité de connaître sa vérité critique unifiée, et de la proclamer ouvertement contre toutes les solutions étatiques encore en litige. Si la subversion qui a bouleversé tous les secteurs de la société portugaise ne les a encore bouleversés qu’en tant que secteurs séparés, c’est que le prolétariat, ici comme partout, devait construire à partir de rien sa communication autonome pour utiliser totalement le terrain de la totalité qu’il avait déjà imposé comme champ de bataille. Mais en y parvenant, il démontrait ne pas avoir perdu son temps depuis le 28 septembre. Apparaissant désormais sous ses propres couleurs, et non plus pour défendre la gauche, il jetait à tous les pouvoirs du monde le plus sévère avertissement qu’ils aient reçu depuis la grève générale sauvage de Mai 1968.
Le 7 février 1975, à l’appel d’un Comité qui réunit des délégués de trente-huit grandes entreprises, et qui a pour origine les liaisons établies contre la répression à la T.A.P., plus de cinquante mille travailleurs et chômeurs manifestent dans les rues de Lisbonne. Leurs méthodes expriment clairement que c’est l’ordre de l’autonomie ouvrière qui s’avance pour défier l’ordre bureaucratique et militaire : la manifestation est silencieuse, les pancartes portent les seuls mots d’ordre décidés par le Comité Inter-Entreprises, l’auto-défense de la manifestation est parfaitement organisée. Et les gauchistes, évidemment accourus en croyant flairer la bonne aubaine d’ouvriers disponibles, sont remis à leur juste place : en queue de cortège, à l’extérieur du service d’ordre.
Manifestant contre le chômage et la présence au Portugal de troupes de l’OTAN, mais surtout méprisant ouvertement, avec le P.C.P. et l’Intersyndicale, le gouvernement, qui avait interdit toute manifestation pendant les dites manœuvres de l’OTAN, les travailleurs clamaient immédiatement, de façon brutale, frappante, violente et tranchante, leur opposition à la société existante. Leur offensive commençait par là où ont fini jusqu’ici les luttes ouvrières en Europe : par la conscience de ce qu’est l’essence du prolétariat, dès qu’il se redécouvre comme la classe totalement ennemie de toute représentation autonomisée et de toute spécialisation du pouvoir. L’organisation même de la manifestation a ce caractère de supériorité. Tandis que tous les autres mouvements ne sont d’abord dirigés que contre le patron, l’ennemi visible, ce mouvement se tourne également d’emblée et explicitement contre le bureaucrate, l’ennemi caché.
«Le Parti communiste a été accusé d’“envahir l’Intersyndicale pour augmenter son contrôle sur la classe ouvrière”. La loi sur les associations syndicales a été déclarée par des orateurs “contraire aux intérêts des travailleurs”. Les délégués dans les entreprises n’étant pas élus, mais nommés par les directions des syndicats, fonctionneraient, ont-ils déclaré, comme agents d’une “structure bureaucratique défendant les intérêts de la bourgeoisie”. Des militaires qui gardaient l’immeuble du ministère du Travail ont participé à la manifestation. Le poing levé, ils ont scandé, avec les manifestants : “Expulsons l’OTAN ! Vive la classe ouvrière !” et “Soldats et marins sont aussi des exploités !”» (Le Monde, 9-10 février 1975.)
Rions au passage de l’embarras de ce journal officiel de tous les pouvoirs, qui à l’heure de leur déconfiture générale doit bien tout de même mentionner de tels détails gênants, mais les relègue encore en quatrième page, sur une maigre partie de deux pauvres colonnes. Le Monde, entre mille autres fadaises, a interviewé longuement un membre de la confédération patronale portugaise déclarant «au risque de surprendre» le journaliste, qui méritait sans aucun doute d’être ainsi traité d’imbécile, qu’il approuvait entièrement non seulement le 25 avril, mais aussi le 28 septembre. Il a reproduit les propos de Soares, affirmant tout à fait à côté de la question, non pas celle du journaliste bien sûr, mais celle de la réalité, qu’il avait convaincu les Américains de leur intérêt à consolider la nouvelle démocratie portugaise. Enfin il s’est étendu sans cesse sur les espoirs illusoires et les mensonges éhontés des uns et des autres, poussant même un peu plus tard son souci de libre information jusqu’à accueillir les fines analyses d’un Lourau.
Cependant, lorsque la réalité révolutionnaire, qui pendant tous ces bavardages n’en a pas moins suivi son chemin souterrain et évident, ignorée des Niedergang et compagnie, revient au grand jour menacer de son sérieux tous ces ridicules exégètes, Le Monde, qui croit peut-être se sauver par la mise en page faute de mieux, doit bien lui laisser une petite place pour démentir tous ses mensonges, passés et à venir, sur la situation au Portugal. Voilà le triste sort d’un journal «objectif», dans une époque où la réalité objective commence à exprimer si bien la subjectivité réelle des individus, et à lui parler si bien. S’il continue dans la logique de cette tendance à accorder aux informations une place inversement proportionnelle à leur importance historique, Le Monde consacrera sans doute un entrefilet de deux lignes à l’annonce que Cunhal a été pendu par quelques travailleurs en colère. Ce qui donnera du moins un sens moderne et un nouvel intérêt à la rubrique «Chiens écrasés».
Si la journée du 7 février était bien propre à désespérer les naïfs admirateurs du nouveau pouvoir portugais, ce fut aussi parce qu’elle montra plus lourdement que jamais, après les troubles de Mafra en décembre, que la base de l’armée n’était pas contrôlée par le M.F.A. Dans les hélicoptères qui survolaient la foule à basse altitude, les soldats saluaient la manifestation le poing levé. Et mieux encore : lorsque la foule déboucha face au ministère du Travail gardé par des soldats du COPCON, et s’avança en s’adressant à eux, il mirent la crosse en l’air et se tournèrent vers le ministère en levant le poing. L’Internationale que tous chantèrent alors n’a pas fini d’empêcher de dormir les dirigeants du M.F.A. et des partis, comme les stratèges du Pentagone et du Kremlin.
Annonçant précipitamment la date des élections deux jours après, Costa Gomes déclarait que le M.F.A. et les «forces authentiquement démocratiques» seraient le «moteur de la révolution et la garantie de la paix sociale». L’expression sans fard, jusqu’à la contradiction dans les termes, de l’incohérence fumeuse du programme étatique, souligne au mieux quelle était l’incertitude et la confusion de toutes les fractions du pouvoir après le 7 février. Elles s’étaient trouvées d’accord jusqu’ici sur ce seul objectif précis de n’en avoir aucun, et d’attendre tout des élections et de la nouvelle légalité qui en sortirait. Il fallait seulement que le prolétariat leur laisse ce temps, n’en fasse aucun usage, ne sache pas prendre l’offensive. Tous savaient que leur sort était suspendu à une telle incapacité, et aucun n’osait espérer qu’elle puisse durer. Le seul programme répressif cohérent était celui des staliniens, mais si les autres voulaient bien l’appliquer contre les travailleurs, ils ne voulaient pas en accepter les conséquences pour eux-mêmes et contre la bourgeoisie. Ils ont donc eu l’opposition violente des travailleurs, mais sans avoir aucunement le soutien de la bourgeoisie, qu’ils devaient laisser préparer le retour légal de Spinola.
Dans un tel marasme, où le maintien du statu quo exigeait à la fois les staliniens contre les travailleurs, les socialistes contre les staliniens, la droite contre toute la gauche et le M.F.A. pour contrôler l’équilibre du tout, l’institutionnalisation du M.F.A. n’a été, comme toute la politique portugaise depuis le 25 avril, que la légalisation d’un état de fait. L’institutionnalisation du M.F.A., présentée comme une victoire des progressistes sur les modérés, montrait bien la faiblesse de toutes les autres solutions. Et l’élection d’officiers favorables à Spinola dans les organes du M.F.A., présentée comme une victoire des modérés sur les progressistes, montrait bien quelle était encore la faiblesse de cette solution même.
À la veille du 11 mars, le pouvoir avait appris, avec la puissance des travailleurs, qu’il ne pouvait plus continuer dans son impuissance à choisir entre les modèles de répression disponibles. Il ne serait d’aucune utilité d’essayer de démêler l’imbroglio des multiples intrigues et conspirations qui traversent alors le pouvoir en tous sens. Il suffit en effet, pour comprendre le coup du 11 mars, de voir qu’à ce moment plus aucune des forces politiques en présence n’avait intérêt à retarder encore la décision, mais toutes allaient précipiter définitivement.
Qu’on se représente cette confusion incroyable et bruyante d’institutionnalisation, de coalition, de constitution, d’élections, de provocation, de réaction et de révolution, et l’on comprendra aisément que tout ce qu’il y avait au Portugal, à l’intérieur de l’État ou au-dehors, de partisans de l’ordre non ralliés à la solution bureaucratique en arrive à crier dans un accès de fureur : «Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin !» Spinola et la droite entendirent cet appel, mais ils crurent qu’ils étaient les seuls à pouvoir y répondre, et que dès lors la partie était gagnée. Ils ne virent pas qu’il était trop tard pour un simple pronunciamiento, et que personne ne voudrait prendre le risque d’une guerre civile, surtout pas ceux sur lesquels ils comptaient, les hésistants qui préféreraient toujours célébrer leur défaite dans l’État que d’avoir à lutter pour leur victoire contre l’État. Quant aux appuis étrangers que Spinola escomptait sans doute, surtout après le scandale international des émeutes de Porto et de Setubal, ils étaient de la même espèce : près à le soutenir par tous les moyens après sa victoire. (C’est à La Rota en Espagne, et pas à Lisbonne, que les Américains débarquèrent six mille marines.)
Comme toujours chez ceux qui ont attendu longtemps dans la crainte de ne pas réussir, l’impression qui restait de cette crainte à Spinola et à ses quelques partisans décidés les fit tomber à l’opposé dans la précipitation au moment décisif. Parce qu’ils ne voyaient partout que velléitiés d’ordre, prudemment enrobées dans les nuages vaporeux de l’inconsistante idéologie officielle, ils crurent qu’il leur suffisait d’une volonté arrêtée pour réussir. Mais leur ridicule débandade était déjà contenue dans le fait de ne pouvoir proclamer ouvertement cette volonté, mais de devoir mentir grossièrement aux parachutistes pour les faire marcher contre la gauche ; et dans la confusion d’un affrontement où tout le monde se réclamait du M.F.A.
L’échec du coup du 11 mars, et son résultat, qui est sa véritable victoire, furent la conséquence nécessaire, inévitable, de tout le développement antérieur. La plupart des dirigeants avaient laissé venir (Costa Gomes l’avouait peu après en disant que les investigations sur le coup ne devaient pas hésiter à «remonter jusqu’au 28 septembre»), comme pour s’administrer à eux-mêmes in vivo la preuve qu’ils ne pouvaient plus revenir en arrière. Il fallait à l’État bureaucratico-militaire cette répétition en farce de la comédie du 28 septembre pour se séparer complètement de son passé et devenir activment ce qu’il était déjà essentiellement.
Les masses n’ont pas fêté le 11 mars comme elles avaient fêté le 25 avril, et elles n’y ont pas participé comme elles avaient participé au 28 septembre. Elles ne sont intervenues, devant la caserne du Premier Régiment d’Artillerie Légère attaquée par les parachutistes, que pour désamorcer la provocation et empêcher les premiers coups de feu, en accord avec les soldats de la caserne, qui ne perdirent pas leur sang-froid malgré la préparation psychologique d’un bombardement aérien de trois heures. En proposant la discussion aux parachutistes, ils démontrèrent immédiatement leur supériorité, et ceux-ci en l’acceptant, leur infériorité. Les soldats et tous ceux qui étaient accourus étaient conscients qu’il leur fallait avant tout empêcher que se développe ce prétexte à l’étouffement de la guerre sociale sous la confusion d’une guerre politique entre la droite et la gauche. Ils avaient intérêt à ce que le coup échoue très vite, comme la gauche de l’État de son côté avait intérêt à ce qu’il n’échoue pas trop vite, mais ait le temps de faire quelques dégâts. Ce qui avait le double avantage de frapper un régiment particulièrement avancé dans la contestation, que la gauche n’osait pas encore réprimer elle-même, et de donner un peu de poids à l’idéologie antifasciste qui devrait couvrir la répression ultérieure.
À cet égard, on n’eut pas à attendre longtemps les effets du 11 mars : «… les incidents qui se sont produits lors de meetings politiques, la multiplication des grèves, le climat de contestation à peu près généralisé, tout cela montrait une orchestration bien définie», déclarait dès le lendemain le commandant Correia Jesuino, ministre de la «Communication Sociale» (ministère qui, comme son nom l’indique à qui connaît un tant soit peu le pouvoir bureaucratique, est chargé de lutter contre ladite communication par la propagande et le contrôle de l’information). Le pouvoir n’avait jusqu’ici qu’une velléité de répression, il en a maintenant le prétexte, et il lui faut s’en donner les moyens, économiques et politiques. C’est ce qui commence tout de suite avec la concentration des pouvoirs législatifs et exécutifs entre les mains des militaires de gauche érigés en «Conseil de la Révolution». Et les mesures qui suivent sont à la hauteur d’un tel début totalitaire encore programmatique : outre le limogeage des derniers officiers nostalgiques réactionnaires et l’interdiction des «démocrates-chrétiens», c’est la nationalisation des banques, puis des assurances, pour prendre de vitesse les occupations et lutter contre les grèves ; l’interdiction de deux groupes gauchistes et les arrestations de militants, pour sonder les réactions des travailleurs et habituer à la répression au nom de l’unité antifasciste ; la répression dans l’armée et l’interdiction aux casernes de diffuser des communiqués. Le discours de Vasco Goncalves le 26 mars — «La dure vérité est que nous vivons au-dessus de nos moyens. Une austérité totale est une nécessité impérieuse» —, exposant le «programme de combat» du nouveau gouvernement, résume le véritable but et le seul combat de ce quatrième Gouvernement Provisoire : remettre les ouvriers au travail, par tous les moyens.
Les mesures de nationalisation, présentées comme la construction d’une «économie socialiste», et commentées gravement en tant que telles par tous les gogos qui se font plus d’illusions que ne le leur permet Vasco Gonçalves lui-même en citant l’exemple de De Gaulle en 1944, ne sont socialistes qu’au sens de la fameuse définition d’Ebert — «Travailler beaucoup» —, et ne sont même pas proprement économiques. Car là où les lois autonomes de l’économie ne fonctionnent plus, parce que s’est dérobée leur base, l’inconscience de ceux qui y ont part, il n’y a plus de question économique qui ne soit directement sociale, et même militaire, au sens de la guerre de classes.
Il faut donc voir, dans ces mesures de l’État bureaucratique en formation accélérée, la préparation de son terrain, qui est son premier acte de combat contre le prolétariat. S’il s’attaque à la bourgeoisie, qui ne résiste d’ailleurs aucunement, ce n’est que pour pouvoir mieux combattre le prolétariat, dont tout indique qu’il résistera avec acharnement.
Et tandis que la servilité désemparée des commentateurs, qui ne savent plus à quelle raison d’État se vouer, va sonder les divergences entre militaires, investiguant prudemment les intentions «neutralistes» de l’un et le «castrisme» de l’autre, ou misant sur le «tiers-mondisme» d’un troisième, la classe ouvrière portugaise, qui tient entre ses mains le dénouement, et dont la lutte seule déterminera par son envergure et sa décision la nature du nouveau pouvoir de classe, peut, dans la pleine conscience de sa grandeur historique, mépriser les revirements affolés des bureaucrates et les tergiversations embarassées des militaires de gauche. Elle est l’énigme résolue de tous les mystères de la situation actuelle, et son organisation révolutionnaire lui apprend qu’elle est cette solution.
Société, rien n’est rétabli !
Si jamais événement a projeté devant lui son ombre longtemps avant de se produire, c’est bien l’affrontement décisif entre les prolétaires portugais et tous leurs ennemis coalisés. Et tout ce qui s’agite dans cette ombre, les manœuvres et contre-manœuvres des dirigeants, n’y ajoute que l’obscurité de ses justifications malhabiles et de ses tentatives d’apaisement. Au comique des socialistes, chantres de la démocratie et suiveurs de la bureaucratie, champions d’élections dont ils ont déjà accepté qu’elles soient sans effet, futurs dominateurs d’une Constituante qui n’aura qu’à enregistrer la constitution qu’ils ont déjà docilement ratifiée, répond le comique des staliniens, approuvant hautement des nationalisations qu’ils réprouvaient la veille, dénonçant le P.P.D. comme ramassis de «provocateurs fascistes» pour ensuite collaborer avec lui au gouvernement, et devant sans cesse tout approuver et tout craindre du M.F.A.
Tout cela n’est que le comique d’une situation où un processus irréversible amène chacun à faire le contraire de ce qu’il voulait faire. Tous doivent bien accepter comme seule solution l’organisation rapide d’un capitalisme d’État, et ils ne se disputent que sur les modalités juridico-idéologiques de sa propriété, qui peuvent aller du monopole bureaucratique à une version mitigée de type scandinave, en passant par l’autogestion à la yougoslave. Quant au M.F.A., qui a fourni le cadre hiérarchique-étatique à cette édition supplémentaire de la classe dominante, il peut les utiliser tous selon ses besoins sans être jamais utilisé par eux. La constitution sous son autorité d’un parti unique, à partir du P.C.P., du M.D.P. et d’une nouvelle scission des socialistes, est une des possibilités d’aggiornamento politique, passant par l’élimination des dirigeants socialistes les plus modérés, dont les bavardages anti-bureaucratiques pourraient servir à les rendre responsables de l’agitation, et à constituer ainsi opportunément un nouvel ennemi à droite.
Mais sur ces détails, comme sur l’essentiel, rien n’est encore joué, car ce sont les armes qu’il devra employer contre le prolétariat qui modèleront le nouveau pouvoir, comme ce sont les armes qu’il a dû employer jusqu’ici qui l’ont modelé et l’ont fait ce qu’il est : monstre politique digne d’être rangé à côté du péronisme au musée des horreurs de l’histoire moderne, avorton surnaturel né de l’accouplement de deux vieillards syphilitiques, la bureaucratie et la bourgeoisie, aberration dont la difformité honteuse doit être soigneusement cachée par le spectacle mondial, qui feint de prendre au sérieux sa devanture démocratique-bourgeoise.
Les militaires devaient maintenir ces élections dont ils avaient décrété la nullité par avance, non pour dissimuler la réalité du pouvoir bureaucratique aux autres États, qui la connaissent parfaitement, mais plutôt pour que les États puissent dissimuler aux classes ouvrières de tous les pays cette infâme vérité qui révèle trop bien la nature du statu quo existant partout et d’abord en Italie : leur soutien commun à l’installation d’un pouvoir bureaucratique en Europe, que la menace du prolétariat les oblige à accepter comme coûteux mais indispensables frais d’exploitation des ouvriers portugais. La dernière solution, faire un exemple au Portugal, étant bien plus coûteuse encore, et surtout plus risquée, au moment où le Portugal est déjà un exemple pour les prolétaires d’Europe.
Aujourd’hui le résultat des élections montre que si le pouvoir croyait ainsi gagner du temps, c’est en fait la classe ouvrière qui a su les utiliser au mieux pour se donner le temps de gagner. Le cuisant échec des staliniens, auquel celui de la droite donne tout son sens, est aussi, par-delà Cunhal, un camouflet pour le M.F.A. Après des mois de propagande et de contrôle des moyens d’information, le P.C.P. se trouve avoir sans doute moins de partisans qu’au 25 avril 1974 : une année de révolution l’a plus affaibli qu’un demi-siècle de répression. Mais cet effondrement ne peut profiter à personne. La victoire des socialistes, certainement déplorable pour les autres, doit leur rester totalement inutilisable, car ils savent bien, comme le déclarait l’un d’entre eux, que «ce n’est pas la dictature qui menace mais l’anarchie» (Le Monde, 6-7 avril 1975). Ils ne peuvent donc que briguer la place des staliniens auprès du M.F.A., et l’obtenir qu’en faisant ce que feraient les staliniens.
En votant pour les socialistes, les travailleurs ont d’abord voté contre les staliniens. Mais la ruse de leur raison a été d’imposer en même temps le résultat qui compliquait le plus la tâche de l’État, et qui, portant à leur comble ses contradictions et ouvrant une nouvelle phase de luttes et de tractations politiques, leur donne ainsi de nouveaux délais pour poursuivre leur organisation autonome sur le terrain social. Car la lutte en cours ne peut être comparée à une guerre ordinaire entre forces antagonistes du même type : si le pouvoir a dû déjà mettre en ligne toutes ses forces, et ne les voit que s’user avec le temps, les forces du prolétariat de leur côté ressemblent à une armée qui se regrouperait pendant la bataille : elles doivent croître par la lutte même.
Mais cependant comme dans toute guerre, si l’un a intérêt à attendre, l’autre doit avoir intérêt à agir et à précipiter la décision. Pour toutes les classes propriétaires du monde la révolution portugaise est un scandale et une abomination qui n’ont que trop duré : l’Europe tremble, et au premier rang l’Espagne, où Franco en est réduit à féliciter Costa Gomes pour l’anniversaire du 25 avril, et où tous les autres, désespérant de pouvoir mettre en scène même un 25 avril, assistent terrifiés au déroulement de ce cauchemar, redoutant par-dessus tout de ne pas être les seuls à être tirés du sommeil par la conclusion. Car déjà l’initiative historique de leurs camarades portugais a fait entrer la lutte des travailleurs espagnols dans une nouvelle phase, et tout laisse penser qu’un combat décisif à Lisbonne agirait comme une décharge électrique sur les masses, réveillant leurs grands souvenirs et leurs passions révolutionnaires.
La lutte en cours est la deuxième offensive de l’époque révolutionnaire qui a commencé en 1968, et de même que la première avait ridiculisé toutes les illusions de l’époque précédente, toutes les illusions sur la stabilité de l’ordre existant, celle-ci ridiculise toutes les illusions sur l’instabilité ultérieure, toutes les illusions sur la révolution. Les prolétaires portugais ont précipité le cours de l’histoire moderne. Ils peuvent le précipiter encore plus, et même vaincre. Mais quelle que soit l’issue de leur lutte, le prolétariat mondial a obtenu un nouveau point de départ d’une importance historique universelle.
Paris, le 27 avril 1975.
Chanson pour la révolution portugaise
La Complainte de Costa Gomes
Composée par Guy Debord le 19 août 1975
sur l’air du Déserteur de Boris Vian
Monsieur de Carvalho m’a remis une lettre
Que je lirai peut-être
S’il m’en laissait le temps
Il veut que j’aie conclu la question prolétaire
L’Histoire et ses mystère
Avant mercredi soir
Général Carvalho, je ne peux pas le faire
Je suis un militaire
Trop peu intelligent
Personne mieux que moi n’est révolutionnaire
Si la tâche est légère
Je voudrais vous y voir
J’ai déjà vu chasser tant de propriétaires
De généraux, de maires
Et de gouvernements
J’ai vu nous échapper des usines entières
La marine de guerre
Et tant de régiments
Sans Vasco, sans Cunhal, nous n’aurions plus sur Terre
Ni protecteurs, ni pères
Au fond de nos tourments
La société de classe un peu partout s’altère
Le bureaucrate austère
Reste son défenseur
Qui pourrait mieux freiner l’offensive ouvrière
Avec trois ministères
Et des journaux menteurs ?
Si vous n’aimez pas ça, demandez à Neves
Quels soldats on lui laisse
Et combien de curés ?
Et dites franchement qu’en jouant la vitesse
Ce sera de justesse
Et qu’il faudra tirer !